Lettres d'Armand Robin à Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud 1936 - 1940 |
Commentaires,
notes, réponses de Jean Ballard ou des Cahiers du
Sud . Pour davantage d'informations voir
l'éphéméride aux dates des lettres et documents : Index de l'éphéméride ##### : indique un mot ou un passage illisible |
13 nov. 1936 Nom et
adresse : Armand Robin, 24, r. Fossés
Saint-Jacques Paris 5e Monsieur, Je désirerais proposer
pour votre revue le poème que vous trouverez ci-joint
sous le titre de « Sans
passé ». Je n’ai pas grand espoir que vous
l’acceptiez et pourtant je serais heureux et honoré de
le voir publié dans votre revue. Le poème que j’y ai
joint « Offrandes », a été accepté par la NRF
avec un empressement dont je suis un peu honteux. Par
ailleurs je vais publier dans « Europe », le 1er
livre d’une œuvre intitulée : « Les servitudes
terrestres ». J’ai également fait paraître des
articles de critique, dont je vous envoie un exemplaire
(Je suis en train d’écrire un livre dans le style de cet
article sur Maurois). Si vous désirez
d’autres renseignements, je suis heureux de vous les
fournir. 1°) Naissance. Au
centre de la Bretagne. Parents ne sachant ni lire ni
écrire. Famille de paysans. 2°) J’apprends à
écrire à 10 ans grâce aux dévoués services d’une fille
de ferme, Melle Eugénie Le Moigne, dont je vous prierais
d’honorer le nom désormais. 3°) Etudes par
miracle. A 11 ans je commençais à parler le français. A
14 ans je mangeais mon premier morceau de viande. 4°) A 20 ans, je
m’enfuis de chez moi ; j’apprends l’allemand, le
russe ; je fais deux voyages en Allemagne, un en
Russie, etc… 5°) A 23 ans, je
commence à écrire. Maintenant, je viens d’avoir 24
ans ; j’oubliais de vous dire que je suis titulaire
de la note de 1 sur 10 en français à l’oral de
l’Agrégation des Lettres. « Sans
passé », que je vous propose, est le premier poème
que j’ai écrit. Il va bientôt être publié en volume en
même temps qu’« Offrandes », et d’autres
poèmes dont je ne puis vous parler aujourd’hui. Veuillez agréer,
Monsieur, l’expression de mes sentiments respectueux. Armand Robin, 24, rue des Fossés
Saint-Jacques Paris 5e |
Mention manuscrite en gros
caractères sur la lettre d'AR : AC, qui indique qu'elle a
été lue. + "Répondu le 19/11". Mais la lettre
d'acceptation conditionnelle de Jean Ballard manque, comme
beaucoup d'autres. Pièces jointes à la lettre d'AR : Sans Passé, qui sera publié dans la revue N°189 de décembre. Offrandes Cette première lettre a été publiée par la revue Spered Gouez N° 21 d'octobre 2015, avec une présentation de votre serviteur. |
télégramme à Jean Ballard, 21/11/1936 |
|
Lundi 23 nov. 1936 Monsieur, Lorsque j’ai reçu
samedi votre lettre, où vous m’annonciez votre désir de
publier ce poème dès le n° de décembre, j’ai tenu à vous
envoyer un télégramme afin de vous allonger un peu des
délais si courts. J’espère qu’il vous est parvenu dès
samedi. Mais je m’étais
réservé de répondre plus à loisir à votre lettre, qui
m’a très touché. Merci. Je suis sensible ,
évidemment, comme tous les humains, à vos éloges
délicats ; mais j’espère ne pas trop me tromper sur
mes sentiments en vous disant que j’ai été heureux
surtout par la nature de l’accueil que vous réservez à
la Poésie. Cela m’a beaucoup réconforté. Jean Paulhan
m’avait lui aussi répondu sur le même ton que vous et
aussi rapidement. Vous devez penser combien grande et
simple peut être ma joie. J’ai sacrifié sans
hésitation, ainsi que vous me le demandiez, « le
finale en ü ». Je m’explique assez bien pourquoi,
malgré son insignifiance néfaste, je l’avais toujours
conservé : ce sont des 4 vers en effet qui, nés
deux semaines avant les autres, ont guidé tout le poème
vers sa fin, l’ont pour ainsi dire attiré, aimanté, vers
après vers. Il y a un autre vers,
très faible, que j’aurais bien désiré supprimer : « Silence au loin
dans ta mémoire ! », mais je n’en ai guère
trouvé le moyen. Je suis tout honoré de
votre intention délicate de me publier dans ce n° de
décembre, qui vous est le plus cher. Plus tard, dès que
j’aurai créé d’autres
œuvres qui me satisfassent un peu, je n’oublierai pas,
croyez-moi bien, de vous les faire connaître. Veuillez croire à mes
sentiments de respectueuse sympathie. Armand Robin, 24, rue des Fossés
Saint-Jacques, Paris 5e |
|
Paris, 10 décembre
1936 Cher Jean Ballard, Ouf ! Je me hâte
d’exploiter quelques instants de calme pour tenir la
promesse que je vous ai faite de vous envoyer d’autres
œuvres. Je me hâte de vous dire qu’elles ne valent pas
« Sans passé » ! Vous en disposerez comme
bon vous semblera et, si vous avez plaisir à les publier
vous pourrez les donner toutes les trois ensemble ,
ou séparément. (J’aimerais pourtant qu’elles soient
publiées avant mars). Je vous dois des
remerciements pour la typographie de « temps
passés ». C’était très bien. Désirez-vous de bonnes
nouvelles ? … Oui ? C’est donc du grand
taureau de mon frère que je vous parlerai : il pèse
maintenant 1972 livres et vient de se classer 1er
au concours régional. Aussi n’y a-t-il fermier sur terre
aussi heureux que mon frère, n’y a-t-il garçon de ferme
sur terre aussi fiers que ceux de mon frère ; et
les lettres les plus heureuses que l’on
puisse maintenant recevoir sur terre sont celles où mon
frère m’annonce son triomphe … en un français qu’il faut
être breton pour comprendre. N’est-il pas
vrai que cette joie mérite d’être connue, peut-être même
d’être prise en exemple ? Veuillez croire, cher
Jean Ballard, à ma respectueuse sympathie. Armand Robin 24, rue des Fossés
Saint-Jacques, 24 Paris 5e |
Les 3 oeuvres jointes n'ont pas été retrouvées |
Samedi 12 décembre
1936 Cher Jean Ballard, Je suis un peu confus
de vous envoyer encore un manuscrit ; mais,
quelques instants après vous avoir expédié avant-hier
les poèmes que vous avez dû recevoir, j’ai regretté de
ne pas y avoir joint ce que vous trouverez ci-joint et
qui est d’un ton très différent… Vous pourrez
ainsi choisir avec plus de liberté parmi les œuvres que
je vous avais promises, ou du moins que l’une d’entre
elles peut
vous paraître digne d’une publication immédiate. J’ai commencé cette
année, au hasard des événements, à écrire des
« apophtegmes » de cette nature. Si vous
acceptez ceux-ci cette année, je tâcherai de vous en
recueillir d’autres pour l’an prochain, et en plus grand
nombre ! Bien cordialement à
vous, Armand Robin |
les apophtegmes joints n'ont pas été retrouvés, et AR n'y reviendra pas... |
5 mars 1937 Cher jean Ballard, J’ai plaisir à vous
envoyer ce que vous trouverez ci-joint, simplement pour
conserver avec vous un contact que, par ma faute, j’ai
rendu moins chaleureux. Ces poèmes sont
« pris » par Esprit et Yggdrasill, mais
j’espère bien d’ici un mois ou deux vous envoyer autre
chose pour vous. Le poème que vous avez reçu en même
temps que « Sans passé » paraît dans la
prochaine livraison de « Mesures ». Ce sont là les
nouvelles extérieures. Les vraies nouvelles, les seules
vraies depuis sont sans doute d’isolement ; parfois
je me reproche beaucoup de n’avoir pas engagé dans mon
oeuvre suffisamment d’attente ; ai-je bien mérité,
non seulement quelque succès, mais, plus profondément,
ce don que le monde fait de soi au poète ? Je me suis conduit
bien maladroitement envers vous cet hiver. J’espère que
j’ai été le seul à en avoir souffert. Pardonnez-moi ce
1/100e d’aveu, mais si vous aviez su ce qu’était ma vie
en ces jours-là, sans doute auriez-vous senti mon besoin
de m’amuser un peu. Veuillez croire, cher
Ballard, à mes sentiments les plus cordiaux, Armand Robin, 24, rue
des Fossés Saint-Jacques, 5e Paris. |
Esprit publiera
non un poème, mais un long texte inspiré par la
situation de la France, Une journée. Yggdrasill
publiera La
fiancée du sabotier en juin
*** Réponse de Jean
Ballard, dactylographiée comme toutes les réponses de
l’éditeur
Monsieur Armand
Robin 24, rue des Fossés
Saint-jacques Paris (5e) Cher Monsieur, Oui, j’aime mieux
votre dernière lettre. Son accent d’une belle
sincérité nous a touchés. Et je vous avoue qu’après un
mouvement de sympathie spontané, vous nous aviez
déçus. Mais votre explication suffit. Nous
continuerons donc à laisser à nos rapports cette
franchise qui fait leur prix. Bertin, Gros et moi,
avons lu vos poèmes et votre texte. Les premiers ne
nous ont pas arrêtés. Par contre, le dernier nous a plu. Nous
ne pensons pas que vous soyez actuellement dans une
atmosphère poétique, mais ne vous faites pas violence,
cela jaillit sans qu’on y songe, avec un sens de
l’impromptu que n’ont pas hélas tous nos actes ! Gros, dont j’aime
tant les œuvres, reste silencieux pendant des mois.
Puis un jour le flux revient, abondant,
irrésistible ; il n’y a plus qu’à le capter, à
choisir. Je pense que ces
intervalles, vous pouvez les remplir très utilement
par la critique et surtout par ce travail personnel
qui tient de l’un et de l’autre et ne vise à d’autre
utilité que de nous enrichir. Je
vous remercie de nous avoir communiqué ce texte, qui
prouve votre confiance et un désir de contact avec les
Cahiers du Sud qui nous est agréable. Vous pourriez,
je vous l’avais dit, nous proposer des comptes-rendus
de livres que nous vous confierons s’ils ne sont pas
retenus. Cela nous permettra d’attendre
l’heure du poème. Vous connaissez l’esprit de la
revue, vous pouvez par conséquent avec assez de
certitude nous adresser des notes répondant à leur
atmosphère. |
Paris, 9 juillet
[1937] Chers amis, … au pluriel, car
cette lettre est aussi pour Bertin dont j’ai gardé un
souvenir bon et vivant. Je ne vous envoie pas
d’œuvre cette fois, sauf ces deux poèmes d’Essénine que
j’ai essayé de traduire avec toute la foi possible. Je
pourrais évidemment vous envoyer des œuvres secondaires,
de celles qui peuvent naître d’un contact éphémère avec
soi, d’une trahison de soi-même avec soi ; je ne
vous ai pas permis, par suite de ma maladresse, de vous
laisser voir à quel point toutes les oeuvres auxquelles
je tienne vraiment (et il y en a peu) naissent en moi
dans un secret lointain, se développent en 2 ou 3 ans
dans une nuit d’abord très haute. Vous vous inquiétiez
de ce que je n’étais pas dans une atmosphère
poétique : mais à ce moment-là même je créais au
sein d’une durée presque infernable (sic infernale ?)
quelques fragments d’œuvres que peut-être je livrerai
dans 2 ou 3 ans seulement. « Sans passé » par
exemple, c’est pour moi 20 mois de ma vie. Je vivais en
tête à tête nuit et jour avec cette œuvre, avec « Offrandes »,
avec « Hommes sans destins », avec d’autres
encore. Et
depuis, croyez-moi, je continue constamment de vivre
dans ce tête à tête simultané, à cette différence près
que les œuvres sont plus nombres (sic sombres ? ) . Peut-être vous
enverrai-je cet hiver « le noyé » :
j’ai dû lancer un être vers le suicide ; la mer
l’accompagne Et de
toute sa force en marche vers l’écume Se forme
un temps si pur que l’homme y devient souffle. Je pars en Bretagne
demain ; il y a bien longtemps que je ne pouvais y
retourner. J’ai en vain cherché à
Paris vos N°s de mai et juin. Se passerait-il quelque
chose ? Veuillez croire à mes
sentiments très cordiaux et à mon souvenir le plus
fidèle, Armand Robin
PS : Je dois
publier dans Esprit en septembre un
article que je voudrais, en ces jours où je le termine,
composer d’une matière plus chère. Adresse : A.
Robin, Village de
Saint-Lubin, Kergrist-Moëlou Côtes-du-Nord |
Mention "répondu le 26 août " en gros caractères - Mais la lettre n'a pas été retrouvée Publication dans Esprit... Une journée : Voir plus haut |
24 septembre 1937 J’ai reçu votre lettre
qui m’attendait en Bretagne, d’où j’étais parti. Je suis
face à face avec votre N° spécial que vous qualifiez de
« monstrueux », mais que je ne crains pas. Il
est très bien. Le plus malheureux est
que les textes d’Essénine ont été aussi acceptés par
« Yggdrasill ». Je ne sais pas trop que faire.
Les Cahiers du Sud serviraient mieux Essénine, mais R.
Schwab m’a
demandé des
textes depuis mai dernier. Je m’en voudrais beaucoup de les
donner ailleurs. Par ailleurs, je vais
avoir des textes à vous envoyer et xxxx, 2 ou
3 poèmes dont j’ai peur tout / tant ils #### les mêmes ####
que « sans passé ». Enfin, je vous enverrai
d’autres traductions d’Essénine, en particulier la
traduction du poème qu’il écrivit l’année de son
suicide. Vous seriez donc gentils de laisser ces
premières traductions à R Schwab. Oui, j’ai passé un
très bon été peuplé de chevaux et d’arbres. Aujourd’hui
nous battons le blé noir. Et me voici refoulé au coin
d’une table pour vous écrire. Je viens aussi de
publier un texte dans « Esprit ». Accepteriez-vous un
grand article critique sur « Les Paysans » de
Regmont, peut-être la plus grande œuvre des pays
slaves ? Il
est xxx que cette véritable épopée soit moins connue que
les œuvres de Tolstoï, par exemple. Je pourrais vous
mettre au net l’article sitôt que mon travail poétique
me délaissera. Je ne vous ai parlé
que de moi dans toute cette lettre. C’est honteux !
Encore une fois merci
de votre mot . Croyez, Bertin et vous, à mon très
cordial et très sincère souvenir, Armand Robin, Ps Le poète est être ?
xxx saisir Essénine ? #### |
Mention AC
Répondu Photo jointe d'une femme d'un âge mûr en coiffe de la série de l'album Robin de l'été 1937 - Sans doute une voisine |
[ fin septembre – début octobre 1937] Soleil couchant A. Robin 25 av.
Carnot Paris 17 Cher Jean Ballard Je n’ai point peur. Ce
qui devient créature cesse d’être une menace. Si vous
publiez mon poème (le 1er), vous seriez bien
gentil de lui laisser sa date. Je publie des poèmes
dans la NRF, sans doute dans le N° de juillet. Et puis… voici des
poèmes d’Essénine qui seront publiés bientôt ; ils
sont si beaux, si grands pour moi, je les aime tant que
j’ai presque honte d’appeler « poème », ce que
j’écris. Un jour je vous en
passerai. Je voudrais être juste et en donner tour à
tour aux quelques revues où j’aime être publié :
Mesures, Esprit, Yggdrasill, NRF, les Cahiers du Sud (ce
sont les seules
que je veuille connaître). Soyez un peu patient. Je suis retourné en
Bretagne, au Ouesquer. Mon frère – celui dont je vous ai
parlé – est aussi un poète : il vient de remplacer
son taureau par un autre, qui est vraiment la force et
la majesté même. Il a tant de plaisir à le choyer que je
finis par en avoir moi-même à en parler. Je n’ai pas encore
oublié mon passage à Marseille. Au revoir, cher Jean
Ballard. Sentiments très
cordiaux et joie, Armand Robin PS : Ci-joints,
un portrait de mon père ; un des textes que publie
la NRF : « Transfiguration ». |
|
30 oct[obre] 1937 Cher Jean Ballard, L’envoi d’un poème,
c’est la nuit suivante qui semble nous saisir moins
vite. Elle tombera pourtant, aussi lourde, alliant sa
pureté et sa dureté à tous les secrets d’un coeur ;
qu’importe ! dans quelques instants, après vous
avoir quitté, je retrouverai de nouveau mon travail de
joie. Avec mon souvenir très
cordial à vous et à Bertin, que je suis loin d’oublier, Armand Robin Nouvelle
adresse : 25 avenue Carnot, Paris 17e |
mentions : illisible
+ répondu + adresse en fin de lettre |
7 nov[embre] 1937 Cher Jean Ballard, Votre lettre est une
lettre d’ami. J’en suis très content. Oui, ce « poème
d’angoisse » assumant la vérité de toute une
existence , est pour vous. Cet hiver je vous enverrai
d’autres poèmes encore, d’un caractère tout autre
d’ailleurs ; je me demande si toute création
véritable n’est pas chaque fois miracle nouveau et
imprévisible même pour le regard le plus averti de
toutes les créations précédentes. Je n’ai presque rien
fait ces temps derniers, car je me suis [le reste est
absent…] |
Marseille, le 27 mai
1938 Monsieur Armand Robin 25 av. Carnot Paris 17e Cher Armand Robin, Je vous remercie de
nous avoir communiqué vos poèmes que mes amis et moi
avons lus avec beaucoup de plaisir. Merci de même pour
la photographie de votre père qui est un
« ancien » bien
sympathique. Je regrette que l’avis
commun à nos amis ne soit pas favorable à l’insertion de
vos poèmes. Ils sont pleins de bonnes choses mais
vraiment inégaux. Je vous avoue que je suis un peu
inquiet quand je lis un vers pareil ou qui se prétend
tel : « Réclamant
à
la fois et proclamant étranges… » Je me demande ce qu’en
penserait Valéry qui passe une quinzaine auprès de nous
et dont les rigueurs techniques sont si grandes. Avouez, mon cher
Robin, que cette syntaxe
et les mots qu’elle accouple répondent peu à
l’idée de poésie. Le premier serait
[mieux], mais je suis un peu choqué de voir apparaître
de la rhétorique là où elle n’aurait que faire.
« Ce révolver » qui est une « fleur fine
[et luisante] , noire et rouge et soudain
sanglante » et puis à la fin du poème « fleur
de votre vie qui fleurira dès le matin ». Est-ce
bien l’état d’âme d’un désespéré qui se suicide ?
Je dois vous dire pour être franc que je ne leur préfère
pas celui de la « nouvelle revue Française ». Si je n’avais pas
vis-à-vis de vous fait promesse d’entière franchise, je
me contenterais d’une réponse enguirlandée vous disant
que la frivolité de ce temps répugne au drame et vous
penseriez que c’est une mauvaise raison parbleu. Je
[dois]vous dire ce que je pense. Mais comme je crois en
vous, je [vous] demande de nous communiquer ce que vous
produirez. Martin et Gros se
joignent à moi pour vous envoyer notre affectueux
souvenir. |
Marseille, le 10 août
1938 Monsieur Armand Robin Clinique 22, Villa Marguerite Issy-les-Moulineaux Seine Cher ami Mais non assurément,
personne ne vous en veut aux CAHIERS DU SUD, bien au
contraire, et si je ne vous ai pas répondu plus tôt
c’est que j’étais absent. J’ai passé le mois de
juin en Allemagne à visiter ce pays prodigieux, et
j’avais donné ordre de laisser mon courrier en
souffrance à Marseille. Mes amis ont pris
connaissance de vos envois, mais aucun n’a pris la
responsabilité de vous répondre, ce qui me flatte, car
cela laisse entendre que la personne du Directeur fait
toujours autorité. J’ai lu vos lettres et
vos poèmes et je comprends leur embarras. Comme j’ai
l’habitude d’une certaine franchise avec vous, je
résumerai en quelques mots notre opinion commune. Vos poèmes respirent
trop la tradition et ne sont pas dans notre ligne. Vous
direz : mais le sentiment est moderne et en tous
cas, il est authentiquement mien. Peut-être, mais la
note romantique domine trop et donne un certain tour
élégiaque qui n’est pas commun à nos publications. Et,
la sorte de rigueur que nous apportons dans notre choix,
découle d’une autre rigueur, celle de nos attitudes
mentales à une certaine sévérité à l’égard de nous tous
pour ce qui paraît trop sous l’influence de nos
classiques et surtout de nos romantiques, car nous nous
méfions d’eux davantage que des premiers. Donc, à un
certain égard nous pourrions dire que nous prêchons
plutôt un retour à cette sorte d’accent impersonnel et à
cette objectivité des grands classiques. Vous êtes assez
instinctif pour me comprendre, et pour deviner même ce
que je n’arriverais pas à exprimer avec des mots. Pour moi, dire que
vous n’êtes pas dans l’atmosphère des Cahiers
caractérise une impression beaucoup plus complexe que
l’opinion exprimée plus haut, un sentiment assez moderne
du tragique humain, du drame universel substitué au
petit choc de l’angoisse personnelle, et cela avec des
résonnances pourtant individuelles avec un accent
d’émotion directe. Voilà la sorte de
poésie que nous défendons aux Cahiers, et ce
faisant, nous essayons de restituer la primauté d’un
certain lyrisme caractérisé par la grandeur. Mais il n’y a pas lieu
de vous formaliser de tout cela. Vos poèmes sont pleins
de beauté, et si nous ne les publions pas, c’est
précisément parce qu’ils atteignent à ce point où leur
publication devient un manifeste. S’ils n’étaient qu’une
promesse cela n’engagerait pas la Revue, mais ils sont
davantage, alors, nous les écartons comme une profession
de foi qui nous mettrait en contradiction avec
nous-mêmes. Cela dit, croyez que
nous vous aimons beaucoup et que notre attitude est loin
d’être indifférente, bien au contraire, elle révèle
peut-être plus de considération, d’estime et d’amitié
que beaucoup d’adhésions dont vous êtes fier. Ecrivez-moi. Je suis
quoi que #### vous en pensiez, votre ami. |
|
18 août 1938 Armand Robin Chalet Lo Pardal Superbolquère Par Bolquère Pyrénées Orientales Cher Jean Ballard Je suis très, très
content de votre lettre. Elle fait d’ailleurs honneur
aux Cahiers du Sud. Merci. Elle m’a défini très
justement ce que je sentais entre nous : je crée d’instinct
ce dont j’ai besoin ; il arrive que parfois l’expression qui
me libère est moderne, d’autres fois qu’elle est
romantique ou classique. Je ne me pose jamais ces
questions, ne peux pas me les poser, mais je
trouve très bien qu’une revue soit rigoureuse, qu’elle
soit fidèle avant tout à sa propre raison d’être. J’aime beaucoup les
Cahiers ; comme je n’ai pas le droit de juger par
moi-même de ce qui en mes poèmes peut leur convenir ou
non, je vous envoie à tout hasard des œuvres, car cela
me fait beaucoup plaisir de vous donner quelque chose.
Ceci signifie que je ne m’attends nullement à ce que
vous acceptiez ce que je vous envoie et que par
conséquent un refus de votre part ne peut pas me
formaliser. Je suis à quelque
chose comme 1900 m dans les Pyrénées, en pleine
Cerdagne. Les bovins y sont plus méchants qu’en Bretagne
(où je retournerai dans 3 semaines). Oui j’ai été opéré. Un
rien. Croyez à mes
sentiments très amicaux, A. Robin P.S. Que
pensez-vous de la jeune revue « Volontés » ?
J’ai beaucoup de confiance en elle. |
Marseille,
le 22 août 1938 Monsieur
Armand Robin Chalet
Lo Pardal SUPERBOLQUERE Par
BOLQUERE (P.
Orientales) Cher
Ami, Votre
lettre me touche parce que j’y découvre une grande
probité intellectuelle et cette honnêteté qui permet
d’atteindre au désintéressement véritable. Grâce à elle
vous pouvez comprendre les raisons rigoureuses et
profondes qui motivent le choix des Cahiers, mais à
l’encontre de la plupart des gens de lettres vous ne
vous en formalisez pas. Cela prouve une intelligence
plus haute qu’à l’accoutumé. Bien sûr
je serai toujours heureux de vous lire et plus encore de
vous publier, mais je ne ferai pas de cette publication
un critère de valeur, car je ne doute pas que vos œuvres
aient en soi signification et valeur propre,
indépendamment de l’usage qu’on peut en faire. Et si le
hasard veut qu’elles s’accordent à nos vues, cela ne
leur ajoute rien, ni leur enlève. Ecrivez-nous ;
vous
savez que Bertin et moi nous nous intéressons à votre
vie et à celle de votre esprit. Affectueusement |
2
nov[embre] 1938 Armand
Robin 25, av.
Carnot Paris 17 Cher
Jean Ballard, Je suis
très content de pouvoir enfin vous envoyer, destiné à
vous, s’il vous convient, un poème d’Essénine :
« Quarante bouches » : poème très
étrange, où l’on ne distingue rien au premier examen, où
soudain, dans une lumineuse confusion, obéissant
successivement au
désir de paraître en scène une dernière fois avant leur
disparition, grouillent tous les hommes, tous les
animaux, toutes les choses de la Russie. Je vous
envoie aussi un poème d’un poète polonais
contemporain : il va être donné en janvier par
« Mesures ». Je vais
très bien moralement et physiquement. Je puis beaucoup
travailler pour moi cette année. Enfin, - la chose se
fait sans que je m’en occupe – Gallimard parle de me
publier un recueil de poèmes. Vous voyez donc que je
n’ai vraiment pas à me plaindre et que je puis remercier
la vie. Chose
bien plus précieuse : j’ai la joie d’avoir trouvé
le meilleur des amis en Supervielle. J’aimerais
beaucoup
avoir de vos nouvelles et des nouvelles de Bertin, que
je suis loin d’avoir oublié si peu que ce soit. Voyez,
pour une fois je vous écris une lettre optimiste !
Je serais bien content qu’elle vous rassure ! Avec mes
sentiments très cordiaux et mon souvenir toujours
présent, A. Robin |
Mention AC |
Samedi 19 nov. 1938 25, av.
Carnot Paris 17 Cher
Jean Ballard, Je vous
envoie ce poème ; j’espère qu’il pourra vous convenir. J’ai
gardé un bon souvenir de ce banquet où Supervielle et
Cailllois m’avaient amené. Avec mon
souvenir amical, Armand
Robin |
Ce poème
: il s'agit de La nuit parle, qui deviendra La
nuit dans Ma vie sans moi ******** Monsieur
Armand Robin Avenue
Carnot, 25 Paris
(17e) Marseille,
le 23 novembre 1938 Cher
ami, Je vous
réponds du tac au tac : votre poème est bon, nous
le publierons aux Cahiers.
Nous aussi gardons un bon souvenir de vous, ainsi
que votre image #### Visage ? parmi les joyeux
convives qui
s’élève sur un fond aux ornements bizarres. Bien
amicalement vôtre |
24 nov.
1938 Cher
Jean Ballard En effet
voilà sur ma tête, dans cette photographie, un léopard
réconfortant : on a l’impression que c’est la
dernière fois qu’il regarde en arrière… Je suis
content de vous voir publier ce poème. Toutefois en le
regardant de plus près, j’y ai découvert des faiblesses,
que j’ai tenté d’atténuer ; surtout une des
strophes m’a paru très médiocre : « les
poètes,
meurtris d’un visage trop pur », etc… J’ai cru
bon de la supprimer. Maintenant,
il me semble que le poème a une autre allure. Je vous
joins un autre poème, dont vous pourrez disposer, s’il
peut vous convenir : « Bergerie ». Est-ce
dans le n° de décembre que doit paraître le poème de
Supervielle sur A. Gaillard ? Pour ma
part c’est, je crois, dans le prochain n° de la NRF que
doit paraître ce poème dont je vous ai parlé. Avec mon
souvenir toujours très amical, A. Robin |
Mention R le 28/11 Bergerie paraîtra en même temps que La nuit parle |
19
déc[embre] 1938 Cher
Jean Ballard, Il me
vient une idée : n’auriez-vous pas par hasard,
contre la publicité faite dans les Cahiers du Sud, des
arrangements avec les Chemins de Fer ? Je pars en
Bretagne et vous serais très reconnaissant, si par
hasard vous aviez aux « Cahiers », les moyens
de me faire obtenir un ½ tarif ou un permis. (Je vais de
Paris à St Brieuc). Bien
amicalement Armand
Robin 25, av.
Carnot Paris 17 |
Marseille,
le 22 Décembre 1938 Monsieur
Armand Robin Avenue
Carnot , 25 Paris
(17e) Cher
Monsieur, Mon mari
est en voyage pour quelques jours et je ne veux pas
attendre pour vous adresser une réponse. Il me
paraît impossible de vous obtenir un permis pour
Saint-Brieuc. Depuis longtemps déjà nous avons utilisé
tous nos crédits pour l’année 38 ; et nous ignorons
ce qu’avec les nouveaux décrets on voudra bien nous
accorder en 39. De plus en plus les générosités des
compagnies sont rares ! Je suis navrée de vous dire cela. Et je vous prie de croire à mon souvenir amical.
Mention
AC |
14 mars
[1939] Cher
Jean Ballard Je me
souviens que je vous ai envoyé un jour une traduction
d’Essénine : « Quarante bouches ». Je
voudrais beaucoup remanier cette traduction avant de la
publier. Je vous demanderais donc d’attendre, pour la
publier, que je vous envoie un texte moins mauvais. Croyez à
mon bon souvenir, Armand
Robin 25,
avenue Carnot Paris 17 |
Mention AC |
Nuit 1939 [ début
avril] Cher
Jean Ballard, Je vous
demanderais de ne pas publier les poèmes que je vous ai
envoyés cet hiver et que vous comptiez donner… Ceci pour
préparer mon suicide. Il est temps que j’envoie tout
promener. J’espère
que vous avez bien « marché », dans le
« poisson d’avril » de la NRF : ce
Maïakovsky, dont pas un vers n’est de Maïakovsky ! J’ai
reçu les vers de Becker : ils sont infiniment
mauvais. C’est un scandale que l’on imprime des choses
aussi antipoétiques. Salutations
poétiques Armand
Robin |
Mention Répondu le 15/4 |
[fin
avril-mai 1939] nuit Cher
Jean Ballard, Je suis
stupéfait des doutes de votre lettre ! Vous ne me
comprenez pas. Je ne vous en veux pas. Si je pouvais
dénicher dans ma vie un instant qui ne fût que
malheureux, simplement (pas plus), peut-être pourrais-je
parfois songer à la façon dont vous me jugez. Je suis
au-delà de ma vie. Vous
n’avez pas voulu m’envoyer d’exemplaire de ce n°
où mon poème a paru. Toutes les autres revues me
font un service gratuit de tous leurs numéros. Réfléchissez. Souvenir
amical Armand
Robin |
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[fin mai
– juin 1939] nuit Armand
Robin 25
avenue Carnot Paris 17 Cher
Jean Ballard J’ai
bien reçu votre service des « Cahiers du
Sud ». Je ne vous en remercie pas, car il est venu
un peu tard. J’ai
décidé de ne plus publier une seule ligne et de ne plus
montrer aucun poème à qui que ce soit : le monde
tel qu’il est me dégoûte de trop, il a besoin de
quelques bombes irlandaises, celtiques. J’irai
en Bretagne au mois de juillet : je sais que vous
avez un contrat avec la SNCF ; vous vous en servez
en général pour faire avoir des titres de parcours à des
communistes fils de bourgeois, qui n’en ont pas besoin.
Faites une exception pour une fois : faites-moi
avoir un titre de parcours Paris-St Brieuc . Salutations
prolétariennes A.
Robin |
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[juin
1940] A. Robin Ecole du
génie Compagnie
F1 Saint-Sulpice TARN Cher
Ballard Les
hasards de la guerre m’ont « déposé » ici, où
j’ai rencontré Eluard (nous nous voyons tous les jours)
et où j’ai appris qu’habite Armand Guibert . Sauriez-vous
où se trouve Paulhan ? Et ce Gallimard qui a eu
l’idée de publier mon livre vers le 20 mai 1940 ? Je vous
envoie une « traduction » d’un poème
d’Essénine. Je vous avais déjà envoyé ce texte, mais
très peu travaillé à mon goût ; je l’ai repris et
le voilà. Je sens que je n’y ajouterai plus rien. Vous
pouvez le publier, mais ne tardez pas, car la nrf ,
si elle continue, pourrait bien le prendre. Je sais
qu’il vous est difficile de rétribuer vos
collaborateurs ; cependant, puisque je suis soldat,
peut-être, si vous publiez ce texte, pourriez-vous
m’envoyer une petite somme. Bien à
vous Armand
Robin |
Mention Reçu le 12 / 7 |
13
juillet [1940] Cher
Ballard Seriez-vous
si distrait ? Je reçois de vous une carte, portant
mon exacte adresse, mais rien de plus : un blanc
parfait au verso. Cela me plaît d’ailleurs. Mais si vous
avez oublié de me dire quelque chose, je serais très
content d’avoir une nouvelle lettre. La nrf
est, au complet, à l’adresse suivante : L’Evêché,
Villalier, Aude. Est-ce à la nrf que je dois donner le
poème ou à vous ? Très cordialement Armand
Robin Ecole du
Génie 142e
section Saint-Sulpice Tarn PS La
F.M. est toujours #### |
Mention AC |
Silence
sur tout verso |
Sans date, centré sur une feuille |