L'UN DES AUTRES QUE JE FUS
CES poèmes d'ADY devaient paraître aux éditions GALLIMARD. Il m'a paru qu'ils auraient
plus de sens si j'en faisais don aux travailleurs; né du peuple, j'ai tout reçu de lui,
il n'est rien de moi qui ne doive retourner à lui. Il y a trois ans, au moment où les
poètereaux bourgeois et petits-bourgeois inscrits par haine du peuple au parti du Grand
Bovin Staline décidèrent qu'en aucun cas aucun poète ayant souci du sort réel de la
pauvre humanité de cette époque ne pourrait se faire entendre, ADY m'aida à rester
près des miens, à ne pas trahir les idées d'extrême-gauche; grâce à lui je pus un
peu plus sûrement me tenir avec des vérités contre lesquelles le monde entier était
déchaîné et progresser en inopportunisme à mesure que les maîtres voulaient que tout
devînt opportunisme.
Pendant le deuxième des énormes massacres absurdes qui cadavérisèrent l'Europe du
vingtième siècle, je crus bon d'entrer dans la lutte contre un pays (l'Allemagne) au
lieu de songer que tous les hommes de tous les pays venaient d'être inutilement travestis
de force en assassins et assassinables. Que mon geste d'aujourd'hui répare un peu ma
faute envers mes frères, les travailleurs allemands !
J'ai fait d'ADY un poète français ; je suis responsable jusqu'à un certain point de son
sort dans la littérature française ; une édition doit être authentiquement une
édition, et non pas une dérision ; comment accepter qu'ADY soit publié sur le même
plan que les écrivain français actuels ? Le spectacle donné depuis quelques années par
les intellectuels est l'un des plus affligeants qu'on ait pu voir en Europe depuis des
générations. Notre littérature vient d'être déshonorée par la misérable farce,
qu'on appela par antiphrase « poésie de la résistance» (quelle poésie? quelle
résistance?) A quelques exceptions près, les écrivains ont tous trahi, allègrement et
précipitamment, au cours de la deuxième guerre mondiale et ils persévèrent dans leur
trahison. On vit les chantres de la liberté présider des tribunaux d'inquisition, les
destructeurs de prisons réclamer la multiplication des prisons, les sonores
professionnels de la pensée demander la mort pour toute pensée. Ils ne prirent pas parti
pour les massacrés de tous les pays, mais pour l'un des massacreurs ; jugeant peu
avantageux de se mettre du côté de toutes les victimes, ils se hâtèrent vers le plus
fort; ils ne cherchèrent pas les sacrifiés pour les aimer, mais les tyrans pour les
flatter; ils ne se querellèrent que sur le choix de l'oppresseur à servir, ne se
dressèrent contre certains camps de concentration que pour faire oublier d'autres camps
de concentration (on attend toujours le poète véritablement prolétarien qui criera au
nom des dix-sept millions de travailleurs actuellement déportés en Sibérie par les
bourgeois et les capitalistes de l' U.R.S.S.); ils acceptèrent de bavarder sur commande
pour couvrir les gémissements d'une humanité torturée; ils firent du poème une
vanité, de la parole une insolence destinée à bafouer le martyre des peuples, de
l'instinct de justice une justification pour toutes les injustices; tous les écrits
devinrent des faux; il y eut rupture complète entre ce qui se passait réellement sur
terre et, ce qu'en disaient par ordre les littérateurs autorisés. On vit une centaine de
jeunes bourgeois sans talent se bâtir une renommée de poètes sur leur zèle de
dénonciateurs et rivaliser de hâte vers le néant, vers l’aragon; les poètes
ne furent plus jugés selon leur génie ou la fierté de leur âme, mais selon les
services rendus aux tueurs; n'avoir que du talent parut suspect, dangereux, en tout cas
peu habile; avoir quelque mérite et être d'extrême gauche fut proclamé par toute la
ville l'abomination de l'abomination. On ne peut pas ne pas songer au jugement porté sur
les écrivains allemands du temps d'Hitler par Trotsky, grand connaisseur lui-même en
établissement de dictatures: « Avant l'avènement du fascisme ils ne savaient trop où
était la vérité ; le fascisme établi, ils n'eurent plus aucun doute! » Ils
oublièrent que le monde entier peut se mettre contre une pensée juste, cela n'empêchera
que cette pensée soit juste.
Qu'irait faire ADY dans cette galère ?
* * *
Je me traduisis en ADY en une heure où je
perçus que le salut par la création esthétique ne suffisait plus: il fallait ou monter
plus haut ou tomber d'une chute verticale dans la mort. Le temps n'allait plus nulle part
: un événement dont rien ne parlait avait commencé sur le plan des bouleversements non
manifestables; énorme, il remplissait le siècle. Un nouvel esprit humain était quelque
part sur le chantier et tous les bruits qui n'étaient pas le bruit de cette construction
n'étaient qu'un épouvantable silence; les faits apparents étaient innombrables, ils
tombaient de plus en plus précipitamment, et leur pression s'alourdissait sur les
cœurs, mais ce n'étaient qu'aspects pris par l'universelle tentative de
séduction à la veille du suprême combat. Les peuples ne croyaient mourir que
matériellement; soixante millions d'hommes assassinés pour la victoire du pire au cours
de la deuxième guerre mondiale ne sentirent que confusément l'étrangeté du cataclysme;
les trois cent millions d'hommes qui vont périr dans la troisième partie de la grande
nuit percevront encore moins clairement ce qui s'accomplira dans ces temps, car
possibilité aura été donnée de dégrader en ténèbres les quelques infimes lueurs qui
s'attardent encore; le fait même que des millions d'hommes sont tués dans les conditions
les plus sottes et les plus ironiques est une ruse destinée à empêcher que la
véritable nature de leur mort apparaisse.
Je me réveillai et vis un gigantesque insecte installé à leur insu dans tous les
hommes, visant impitoyablement l'extermination de leurs âmes. Le pouvoir d'expression
venait de disparaître de la surface du globe et l'homme se trouvait sans parole devant
les premiers apprêts d'un RENVERSEMENT rendant sans signification tout ce qu'il fit et
pensa pendant les sept derniers siècles; la fin d'une humanité avait commencé sous nos
yeux; mais aucun mot pour nommer le seul fait réel où tous nous sommes, le fait devant
lequel il n'y a pour personne aucun refuge : aucun mot n'avait été sauvé. L'homme
continuait à remuer les lèvres, mais tout usage réel de sa parole venait de lui être
retiré et l'homme ne voulait pas admettre que tous les mots de l'ancien monde étaient
morts; alors on lui tuait cent fois ces morts; il ne voulait toujours pas reconnaître que
ces morts tués étaient morts; alors on les lui mit au bord de la bouche, cadavres
absurdes, signes à l'envers, parodie.
Le caractère véritable de la guerre du vingtième siècle m'apparut : guerre dans le
cœur ensanglanté de chaque homme, guerre dans le cerveau contre le cerveau. Le
sang coule; sans qu'il puisse y avoir pitié, sur le champ de bataille de l'âme, où se
livre en ce moment d'un bout à l'autre de la terre muette le combat que personne ne peut
éluder; combat où il faut avoir toutes les armes et ne se servir d'aucune arme, où il
faut être tapi et bondissant, mort et hypervivant, muet et criant, couvert de caillots et
blanc, ramassé en soi et écartelé sur toute l'étendue illimitée du soi; terrifié
mais jamais reculant, combat où la victoire est de ne s'arrêter à aucune victoire, où
il faut à toute seconde passer d'un premier aguet à un aguet plus vif, car toute
défaillance dans l'agonie compromet le nouveau début et la destruction de soi par soi
doit aller aussi vite dans le monde non-perçu que la destruction visible du monde
extérieur en cours en ce moment à un rythme de plus en plus rapide; cadavre d'un côté
du mur, cadavre que nous aurons à loger en nous comme un frère jusqu'à l'achèvement de
l'énorme chose, et en même temps négation du cadavre, corps déjà vivant neuve vie de
l'autre côté du mur !
Pendant toute l'année 1943, où se décida le triomphe du Grand Bovin, besoin d'un poème
me vint, mais le poème jamais ne me parvint : il s'était évanoui, très en arrière,
avec un monde évanoui ; et pourtant toute cette année-là quatre lignes, que dans une
autre ère on pouvait considérer comme un début de poème, me peuplèrent:
Dans le verger d'à côté
Déjà en germe sur ce versant du temps, une
moisson était née quelque part sur l'autre versant où tout recommence ; je me tendais
vers elle, épaules, mains, faim maladroites.
Dans ce combat, je rencontrai ADY ; je mis ma tête dans sa tête, je pris bras dans
ses bras ; dépersonnalisé, je fus sa personne; je vécus sans ma vie dans sa vie.
*
Les traductions qui suivent sont très
rigoureusement littérales; même toute syllabe répétée en français fut, d'abord la
même syllabe répétée en hongrois. Etienne LAJTI, directeur de l'institut hongrois de
Paris, Aurélien SAUVAGEOT, professeur des langues finno-ougriennes à l'Ecole des Langues
Orientales, Ladislas DOBOSSY, répétiteur de hongrois à l'Ecole des Langues Orientales,
ont surveillé chaque mot, chaque sonorité de mon texte avec l'impitoyable sévérité
nécessaire. Qu'ils en soient ici chaudement remerciés !
Je laisse maintenant à Aurélien Sauvageot, le Français le mieux qualifié pour le
faire, le soin de présenter ADY.
*
Cette année doit paraître une traduction
authentiquement poétique d'un autre grand poète hongrois, Joszef ATTILA ; elle est due
à André Prudhommeaux.
Mai 1946.
Armand ROBIN.
Pour un brouillon du projet de préface, voir ici