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Armand Robin: l'oeuvre libertaire

*   André Ady, éditions anarchistes, 1946  *

L'UN DES AUTRES QUE JE FUS

CES poèmes d'ADY devaient paraître aux éditions GALLIMARD. Il m'a paru qu'ils auraient plus de sens si j'en faisais don aux travailleurs; né du peuple, j'ai tout reçu de lui, il n'est rien de moi qui ne doive retourner à lui. Il y a trois ans, au moment où les poètereaux bourgeois et petits-bourgeois inscrits par haine du peuple au parti du Grand Bovin Staline décidèrent qu'en aucun cas aucun poète ayant souci du sort réel de la pauvre humanité de cette époque ne pourrait se faire entendre, ADY m'aida à rester près des miens, à ne pas trahir les idées d'extrême-gauche; grâce à lui je pus un peu plus sûrement me tenir avec des vérités contre lesquelles le monde entier était déchaîné et progresser en inopportunisme à mesure que les maîtres voulaient que tout devînt opportunisme.
Pendant le deuxième des énormes massacres absurdes qui cadavérisèrent l'Europe du vingtième siècle, je crus bon d'entrer dans la lutte contre un pays (l'Allemagne) au lieu de songer que tous les hommes de tous les pays venaient d'être inutilement travestis de force en assassins et assassinables. Que mon geste d'aujourd'hui répare un peu ma faute envers mes frères, les travailleurs allemands !
J'ai fait d'ADY un poète français ; je suis responsable jusqu'à un certain point de son sort dans la littérature française ; une édition doit être authentiquement une édition, et non pas une dérision ; comment accepter qu'ADY soit publié sur le même plan que les écrivain français actuels ? Le spectacle donné depuis quelques années par les intellectuels est l'un des plus affligeants qu'on ait pu voir en Europe depuis des générations. Notre littérature vient d'être déshonorée par la misérable farce, qu'on appela par antiphrase « poésie de la résistance» (quelle poésie? quelle résistance?) A quelques exceptions près, les écrivains ont tous trahi, allègrement et précipitamment, au cours de la deuxième guerre mondiale et ils persévèrent dans leur trahison. On vit les chantres de la liberté présider des tribunaux d'inquisition, les destructeurs de prisons réclamer la multiplication des prisons, les sonores professionnels de la pensée demander la mort pour toute pensée. Ils ne prirent pas parti pour les massacrés de tous les pays, mais pour l'un des massacreurs ; jugeant peu avantageux de se mettre du côté de toutes les victimes, ils se hâtèrent vers le plus fort; ils ne cherchèrent pas les sacrifiés pour les aimer, mais les tyrans pour les flatter; ils ne se querellèrent que sur le choix de l'oppresseur à servir, ne se dressèrent contre certains camps de concentration que pour faire oublier d'autres camps de concentration (on attend toujours le poète véritablement prolétarien qui criera au nom des dix-sept millions de travailleurs actuellement déportés en Sibérie par les bourgeois et les capitalistes de l' U.R.S.S.); ils acceptèrent de bavarder sur commande pour couvrir les gémissements d'une humanité torturée; ils firent du poème une vanité, de la parole une insolence destinée à bafouer le martyre des peuples, de l'instinct de justice une justification pour toutes les injustices; tous les écrits devinrent des faux; il y eut rupture complète entre ce qui se passait réellement sur terre et, ce qu'en disaient par ordre les littérateurs autorisés. On vit une centaine de jeunes bourgeois sans talent se bâtir une renommée de poètes sur leur zèle de dénonciateurs et rivaliser de hâte vers le néant, vers l’aragon; les poètes ne furent plus jugés selon leur génie ou la fierté de leur âme, mais selon les services rendus aux tueurs; n'avoir que du talent parut suspect, dangereux, en tout cas peu habile; avoir quelque mérite et être d'extrême gauche fut proclamé par toute la ville l'abomination de l'abomination. On ne peut pas ne pas songer au jugement porté sur les écrivains allemands du temps d'Hitler par Trotsky, grand connaisseur lui-même en établissement de dictatures: « Avant l'avènement du fascisme ils ne savaient trop où était la vérité ; le fascisme établi, ils n'eurent plus aucun doute! » Ils oublièrent que le monde entier peut se mettre contre une pensée juste, cela n'empêchera que cette pensée soit juste.
 Qu'irait faire ADY dans cette galère ?

* * *

Je me traduisis en ADY en une heure où je perçus que le salut par la création esthétique ne suffisait plus: il fallait ou monter plus haut ou tomber d'une chute verticale dans la mort. Le temps n'allait plus nulle part : un événement dont rien ne parlait avait commencé sur le plan des bouleversements non manifestables; énorme, il remplissait le siècle. Un nouvel esprit humain était quelque part sur le chantier et tous les bruits qui n'étaient pas le bruit de cette construction n'étaient qu'un épouvantable silence; les faits apparents étaient innombrables, ils tombaient de plus en plus précipitamment, et leur pression s'alourdissait sur les cœurs, mais ce n'étaient qu'aspects pris par l'universelle tentative de séduction à la veille du suprême combat. Les peuples ne croyaient mourir que matériellement; soixante millions d'hommes assassinés pour la victoire du pire au cours de la deuxième guerre mondiale ne sentirent que confusément l'étrangeté du cataclysme; les trois cent millions d'hommes qui vont périr dans la troisième partie de la grande nuit percevront encore moins clairement ce qui s'accomplira dans ces temps, car possibilité aura été donnée de dégrader en ténèbres les quelques infimes lueurs qui s'attardent encore; le fait même que des millions d'hommes sont tués dans les conditions les plus sottes et les plus ironiques est une ruse destinée à empêcher que la véritable nature de leur mort apparaisse.
Je me réveillai et vis un gigantesque insecte installé à leur insu dans tous les hommes, visant impitoyablement l'extermination de leurs âmes. Le pouvoir d'expression venait de disparaître de la surface du globe et l'homme se trouvait sans parole devant les premiers apprêts d'un RENVERSEMENT rendant sans signification tout ce qu'il fit et pensa pendant les sept derniers siècles; la fin d'une humanité avait commencé sous nos yeux; mais aucun mot pour nommer le seul fait réel où tous nous sommes, le fait devant lequel il n'y a pour personne aucun refuge : aucun mot n'avait été sauvé. L'homme continuait à remuer les lèvres, mais tout usage réel de sa parole venait de lui être retiré et l'homme ne voulait pas admettre que tous les mots de l'ancien monde étaient morts; alors on lui tuait cent fois ces morts; il ne voulait toujours pas reconnaître que ces morts tués étaient morts; alors on les lui mit au bord de la bouche, cadavres absurdes, signes à l'envers, parodie.
Le caractère véritable de la guerre du vingtième siècle m'apparut : guerre dans le cœur ensanglanté de chaque homme, guerre dans le cerveau contre le cerveau. Le sang coule; sans qu'il puisse y avoir pitié, sur le champ de bataille de l'âme, où se livre en ce moment d'un bout à l'autre de la terre muette le combat que personne ne peut éluder; combat où il faut avoir toutes les armes et ne se servir d'aucune arme, où il faut être tapi et bondissant, mort et hypervivant, muet et criant, couvert de caillots et blanc, ramassé en soi et écartelé sur toute l'étendue illimitée du soi; terrifié mais jamais reculant, combat où la victoire est de ne s'arrêter à aucune victoire, où il faut à toute seconde passer d'un premier aguet à un aguet plus vif, car toute défaillance dans l'agonie compromet le nouveau début et la destruction de soi par soi doit aller aussi vite dans le monde non-perçu que la destruction visible du monde extérieur en cours en ce moment à un rythme de plus en plus rapide; cadavre d'un côté du mur, cadavre que nous aurons à loger en nous comme un frère jusqu'à l'achèvement de l'énorme chose, et en même temps négation du cadavre, corps déjà vivant neuve vie de l'autre côté du mur !
Pendant toute l'année 1943, où se décida le triomphe du Grand Bovin, besoin d'un poème me vint, mais le poème jamais ne me parvint : il s'était évanoui, très en arrière, avec un monde évanoui ; et pourtant toute cette année-là quatre lignes, que dans une autre ère on pouvait considérer comme un début de poème, me peuplèrent:

Dans le verger d'à côté
Je ferai tomber ma vie;
Autre moi de moi ôté,

J'aurai vie avec ma vie.

Déjà en germe sur ce versant du temps, une moisson était née quelque part sur l'autre versant où tout recommence ; je me tendais vers elle, épaules, mains, faim maladroites.
 Dans ce combat, je rencontrai ADY ; je mis ma tête dans sa tête, je pris bras dans ses bras ; dépersonnalisé, je fus sa personne; je vécus sans ma vie dans sa vie.

*
* *

Les traductions qui suivent sont très rigoureusement littérales; même toute syllabe répétée en français fut, d'abord la même syllabe répétée en hongrois. Etienne LAJTI, directeur de l'institut hongrois de Paris, Aurélien SAUVAGEOT, professeur des langues finno-ougriennes à l'Ecole des Langues Orientales, Ladislas DOBOSSY, répétiteur de hongrois à l'Ecole des Langues Orientales, ont surveillé chaque mot, chaque sonorité de mon texte avec l'impitoyable sévérité nécessaire. Qu'ils en soient ici chaudement remerciés !
Je laisse maintenant à Aurélien Sauvageot, le Français le mieux qualifié pour le faire, le soin de présenter ADY.

*
* *

Cette année doit paraître une traduction authentiquement poétique d'un autre grand poète hongrois, Joszef ATTILA ; elle est due à André Prudhommeaux.

Mai 1946.
Armand ROBIN.

Pour un brouillon du projet de préface, voir ici

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