La rafale Lénine rafla par la barbare Europe la dernière âme;
les « hommes de rien » créèrent la création; puissants d'un infini labeur obscur, ces
termites prirent tout le dedans en tout, ne laissèrent que périphérie aux bourgeois
sauvages.
*
Narguant ouvriers et
paysans, Eluard décréta que ce rien était tout. Flamboyant d'un faux nom filouté à
l'éclair, à l'éclat, à la lueur, cet archange pour dames millionnaires ne songea que
d'affermir en Eden le dérisoire désert désensibilisé où nous déjetâmes les
déchus; il somma l'esprit d'émigrer en ce Coblentz de sable; sur cette lisière friable
il osa fonder un couvent de diamant où réduire la poésie à faire voeu de luxe; il
ouvrit une orfèvrerie où tailler en cristal l'extrême bord qu'en chaque objet nos
mépris marquaient de mort; au Sahara du capitalisme finissant il fabriqua trente ans,
sous l'étiquette « poèmes », des épouvantails à terrifier le vert.
Son oeuvre fut police: elle
représente très exactement l'opération la plus subtile qu'on pût mener contre
l'occupation du monde par les pauvres; elle fut, allègrement, contre-révolution.
L'instant d'avant connaître grande aube entre les bras splendides des travailleurs,
toutes les douces choses furent appréhendées, saccagées de leur sens, affublées de
chiffons violemment voyants, traînées par une nuit d'ombres factices, mises au sec comme
poupées à lueurs défuntes dans les salons des mauvais riches. Des « jeux de vérité
» furent suscités pour moucharder le vrai; par haine de la foi, de la force, de la
fraîcheur et de la fierté prolétariennes, des bacchanales d'abstrait furent
déchaînées; sous l'étendard du marquis de Sade des expéditions punitives égayées de
tortures narquoises furent concertées contre les plantes, les plaines, les usines, les
rues, suspectes de loyalisme envers leur vérité et leur humanité; pour offenser les
roses, telles que les doigts de la rosée les tiennent, Eluard loin d'elles faute d'elles
figea leur fantôme en crime:
Rose pareille au parricide.
*
La poésie surtout fut
châtiée; Eluard perçut que bientôt elle ne viendrait que du peuple et que les
plébéiens, à l'instant de saisir le paradis des hymnes, y porteraient une puissance
d'âme innocemment si triomphale, une tendresse tenacement si terrible que soudain la
perfection et la grandeur éclateraient à neuf, aube dictatoriale, au-dessus des
derniers bégayements bourgeois.
Il espéra contre tout
espoir faire tomber du poing des prolétaires leur volonté de restaurer dans les chants
la force et la simplicité; clamant poétiques les seules minauderies des esprits
réduits, criant croisade de riche en riche contre les voix ouvertes aux vents, il se fit
missionnaire d'une religion de la petitesse.
Ses écrits furent
descriptifs, didactiques: cadavres incertains sous les loyaux imposés, riens momifiés
dans les postures que les mauvais riches aimaient, les derniers éléments restés
serviles furent alignés sous de flamboyantes vitrines, au-dessus d'eux des titres
enseignant avec superbe leur teneur en or. De page en page, monotone mercuriale en langage
chiffré, Eluard indiqua la cote de chaque objet à cette bourse des sentiments mondains
dont les ouvriers et les paysans menaçaient d'ébranler les colonnes; ses poèmes furent
« leçons de choses » pour les ultimes heures de classe à l'école primaire du luxe. Il
voua tout son quart de voix à nommer un monde moribond.
Tinte l'heure de paraître
devant les fleurs et les coeurs en vie ! Brusque gui grignotant, leur cri l'agrippe à la
gorge: ils sont trop chantants pour qu'on s'en taise, il est trop peu chantant pour que
leur bruit buissonne en lui. Que faire ? Un poème vrai campe pour une fois en travers de
son gosier; par une soudaine ruse, notre Tartuffe d'extrême-onction crache loin de sa
gorge ce splendide jugulement; il relègue dans un futur abusif l'hymne urgent, lui promet
une fête à la semaine des quatre dimanches:
Je nommerai ton front
Je nommerai reflet la douleur qui te déchire.
Le chant ne lui parut qu'un
accident, un accessoire, un inévitable et dérisoire compagnon; il prêchait que
l'annonce d'un poème en constitue la dispense et que, présentée selon quelque rite
impérieux, l'oeuvre poétique se trouve déjà faite, parfaite! Quant aux images,
sevrées de nécessité au point d'être indéfiniment interchangeables, elles lui
furent un jeu de trente-deux cartes à faire sauter en tout sens sans que jamais un seul
point dans ce déplacement fût réel. Il tint pour suspects tous les poèmes vrais,
sentant bien qu'ils étaient pour tous et non plus seulement pour quelques riches dames au
goût précieux et petit.
*
Que trente ans Eluard ait
été renommé grand poète sera scandale pour tout l'avenir; mystère pourtant bien
clair: il donna sa vie pour assurer un sursis à ce que la propreté prolétarienne
poussait au néant; trente ans il fut l'agent apparemment lambinant de ces possédants
qui, ne pouvant davantage tenir la création, voulurent du moins la punir. Vint un jour
l'oppression étrangère sur la France: profitant de la présence des tyrans, il crut
pouvoir impunément piller les songes sacrés du peuple afin d'en ravitailler les mauvais
riches. Dans le règne universel et général créé par le génie prolétarien, sa tombe
fut laissée sans vert.
Armand Robin
Ce texte écrit en septembre 1943 semble être resté inédit du vivant d'Armand Robin. Il est paru pour la 1ère fois dans la revue Plein Chant, 1979.
On retrouve Paul ELUARD comme objet de critiques dans les écrits anarchistes de Robin.