Jean PAULHAN : Les hain-tenys (Gallimard)
Peut-être est-il sage de craindre que beaucoup de « chants
populaires » ne soient déjà jeux de paysans en vacances (de fait, là où l'on connaît
leurs origines, comme en Russie, on s'aperçoit qu'ils sont nés à la surface du peuple,
presque en dehors de lui) ; leur ton communément sentimental, leur rythme souvent dolent
suffiraient à les rendre quelque peu suspects : ce ne sont point là traits de
rusticité. Il y aurait sans doute quelque vraisemblance à considérer qu'ils
représentent la vie du peuple vue d'un peu haut, de la colline voisine, par quelqu'un
dont l'âme est restée au niveau du village.
Il eût fallu s'attendre à ce que toute poésie en usage dans le peuple soit volontiers raisonneuse
jusqu'à la chicane, logique jusqu'à la sécheresse : tout ce qui se rapporte à la
sottise est bien plus rigoureusement défini, bien plus adroitement puni chez les
primitifs que chez les intellectuels étriqués ; peut-être aussi l'intellectualisme
authentique, que l'on remarque dans ces poèmes, n'est-il que la forme la plus achevée de
la méfiance et le moyen le plus assuré d'être constamment roublard avec ses sentiments.
Il y a là, au-dessous de ce qu'on appelle officiellement le « folklore », un immense
domaine, presque insoupçonné. Ces hain-tenys, poèmes de dispute malgaches, ressemblent
étonnamment aux « discours de combat » que s'échangeaient il y a quelque 50 ans les
paysans bretons (*) ; mêmes habiletés d'avocats, même refus de recourir aux arguments
qui ne sont pas ceux de l'intelligence, même volupté de vaincre par la seule raison. Par
une autre rencontre, ces hain-tenys ne dépayseront nul lecteur civilisé : leur
subtilité et leur légèreté les apparentent aux uvres les plus ténues, les plus
« recherchées » des poètes européens les plus modernistes ; il conviendrait toutefois
de signaler, comme notable différence, que les poètes malgaches semblent n'avoir eu
nulle peine à imaginer ce genre de beauté poétique, toute faite de rapports
intelligents, et, comme différence plus notable encore, qu'ils ont su y réussir.
(*) Dans chaque région deux ou trois paysans particulièrement
doués pour ces joutes louaient leurs services et « discouraient » dès que surgissait
quelque querelle d'importance. Un certain nombre de ces poèmes avaient été recueillis
sous le titre (que je traduis du breton) : « Discours de combat pour mariage : attaques
et répliques ». Par suite de linfluence française, livre et tradition orale ont
complètement disparu. |
Il n'est point étonnant que Jean Paulhan se soit attaqué, puis
attaché à ces poèmes admirablement faits pour surprendre et séduire une intelligence
dans la mesure où, très précisément, elle est appétit de rigueur. J'avoue, pour ma
part, préférer encore aux hain-tenys les 60 pages où Paulhan les « présente ». Cette
introduction est elle-même poésie ; mieux, on se prend parfois à se demander si nous
n'avons pas là, pour la première fois peut-être en France, de la critique pour poètes
; j'entends par là que ces pages semblent constituer l'un des très rares textes
critiques qui puissent apprendre quelque chose aux poètes et non pas seulement enseigner
quelque chose sur eux ; j'ajouterais même qu'elles peuvent apprendre aux poètes quelque
chose contre eux : rien de plus salutaire.
On sent avec abondance et une sorte de joie le bien qu'il
conviendrait de dire de Paulhan et de son uvre ; l'embarrassant est qu'on ne voit
pas comment s'y prendre pour le dire : de Paulhan nul n'a jamais pu rien rapporter à
domicile ; en ce poète du clair-obscur intellectuel il y a je ne sais quelle permanente
allusion fuyante ; Paulhan n'engage jamais que juste les pointes extrêmes de son esprit,
mais il les applique avec une acuité et une agilité singulières sur tout son sujet, le
cernant, le pressant par tous les côtés à la fois, en faisant jaillir de toute part et
dans le même instant des pensées où la ténuité aide à rendre allègre la profondeur
: les qualités de Renan, transposées sur le plan de la rigueur. Cette intelligence,
foisonnante et ondoyante, ne nous laisse apercevoir que la beauté de ses herbes, jamais
le sol sur lequel elle a poussé ; les mots même, dans la phrase de Paulhan, semblent
l'un après l'autre, venir s'adosser solidement et fugitivement à d'infinies ressources,
dont nulle n'accepte de paraître. C'est de la pensée vraie.
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