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Le poème étant actuellement partout interdit, j'aggrave mon cas. Qu'importe ! Plutôt
être tué sur place qu'obéir aux ordres du beau monde et des puissants.
Mû de pitié, j'ai vécu loin de moi quelques ans auprès de Boris Pasternak. Né dans
une des classes sociales les plus fortunées, ce poète ne pouvait percevoir l'indicible
martyre des travailleurs russes; là-bas, autour de lui, acharnée à sauver par tout
moyen le vieux monde d'argent et de puissance, une nouvelle variété de grands messieurs
se mit, scientifiquement, à appauvrir les pauvres, à mieux piller les pillés, à mieux
torturer les torturés, à mieux assassiner les assassinés; tous les révolutionnaires
furent bafoués. Plutôt que de céder, l'ancien monde tuait par millions les pauvres.
Retiré dans un abri de diamant, Boris Pasternak ne s'occupa que de polir délicatement
les facettes des mots; puisqu'il ne lui fut pas donné de voir et d'entendre, je ne peux
l'admirer et l'aimer que tristement; du moins est-il innocent des hécatombes de
prolétaires.
Ce travail poétique passe directement de mes mains dans le domaine public; aucun droit
d'auteur; il ne doit être cité élogieusement par aucun journal, aucune radio, aucune
revue littéraire, bref aucun organisme officiellement ou officieusement chargé de
tromper; il ne doit être l'objet d'aucune approbation de la part d'aucun intellectuel à
moins qu'il ne puisse prouver son absolue non-coopération avec toute forme d'oppression
présente ou future; il ne doit être utilisé par aucun parti politique existant ou à
venir et ne doit être diffusé qu'en dehors de tous les cadres du capitalisme privé et
du capitalisme d'État. Une exception pourra cependant être faite pour les éditeurs qui,
merveilleusement courageux, accepteraient de préle-ver sur leurs bénéfices la plus
forte somme possible pour aider les révolutionnaires prolétariens, victimes de la
bour-geoisie communiste.
Ayant eu la chance de naître parmi les ouvriers et les paysans, je serais le traître des
traîtres si, jour et nuit, dans tous les domaines, je n'innovais pour me tenir en état
de rupture avec un monde où il y a leur assassinat. Je dois me tenir à tout instant en
état de récolter, souffrant au milieu d'eux, la moisson de tortures que ce siècle de
chute, juste avant l'achèvement de sa chute, mûrit contre eux; les travailleurs de
Russie, plus avancés que nous dans la connaissance de ce qu'est réellement le monde
infâme où nous voici mi-vivants, SAVENT que, puisque la semence est mauvaise, puisque
cette semence est faite de la haine du riche contre le pauvre, il n'y a plus d'autre
récolte à attendre; ils se VOIENT assassinés dans la privation de toute espérance et
de toute signification et ils perçoivent que leur assassinat va s'étendre à tous les
autres peuples. J'accepte d'être assassiné au milieu d'eux.
Sur toute la planète un énorme silence; des multitudes sans parole disparaissent; les
regards ne voient plus et les oreilles n'entendent plus; les mensongers sont renommés
seuls véritables; les purs sont proclamés impurs, les impurs sont décrétés les seuls
purs. Partout, épais comme des monts, de gigantesques réactionnaires: ils fouettent les
peuples et s'étonnent que les peuples crient: « Pourquoi nous châtiez-vous? » Ils
ferment bruyamment le réel: « Vous avez assez vu, maintenant faites-vous esclaves ! »
Les pires des opulents proclament: « Nous représentons les malheureux! Qui défend
contre nous les malheureux, nous ferons partout afficher qu'il est contre les malheureux !
» Il se répand parmi les gouvernants des nations une effrayante pestilence et tout homme
qui n'a pas encore VU son assassinat tourne ses derniers regards vers l'énorme puanteur,
s'encourage: « Comment aider à cette œuvre? Hâtons-nous de pourrir afin que
nous puissions être honorés ».
Il faut que dès ce jour, sans attendre, dès ce jour même qu'est le jour d'aujourd'hui,
tout soit fait pour que les temps puissent rouvrir. Tous les moyens doivent devenir
absolument purs; une nouvelle semence doit être jetée par des mains qui ne sauront
aucune ruse; une sainteté encore inouïe est à la veille de flamboyer. Je ne suis que
l'un des miens sentant en tête des miens ce qu'on veut faire subir aux pauvres gens; je
sais ce qui me serait donné si je vendais mon âme; si je trahissais les travailleurs,
demain les maîtres me fêteraient, me décoreraient. Je n'ai d'autre mérite que de
refuser cette séduction. Ou plutôt je n'y ai aucun mérite, car je ne fais que voir
l'ÉVIDENCE : du fond de leur infini désespoir, les travailleurs de tous les pays
demandent mutuellement que tout devienne non-intrigue, non-tactique, non-propagande,
non--haine, non-vengeance, non-profil, non-calcul, non-désir de dominer, non-respect du
succès, non-soif de récompense, non-souci des avantages et des intérêts, non-recours
aux appuis, non-frisson devant les prisons, non-effroi au sein des effrois, non-mort au
sein de la mort, non-ténèbre au plus ténébreux des ténèbres.
Et voilà pourquoi cet hommage à mon frère, Boris Pasternak, j'ai choisi de le publier
avec des ressources provenant exclusivement de mon travail sous forme de don en faveur des
hommes les plus rares: les authentiques révolutionnaires.
Armand Robin, Juillet 1946