L'assassinat des poètes
Dès qu'un mot se révèle cadavre, les hommes qui ne dorment pas doivent se sauver de
lui. Je connais des âmes fortes, pour qui le mot « bolchévisme » représente encore
une rupture avec un monde partout miné et prêt à s'abîmer.
Or, le bolchevisme ne représente que la ,dernière forme prise par cet ancien monde; loin
de rompre avec le passé, il est la RÉVÉLATION de ce qu'était déjà notre «
civilisation » ; le soviétisme, régime fondamentalement réactionnaire et
antiprolétarien, n'est que la radicalisation et la systématisation de toutes les for-mes
de tyrannie, d'exploitation et de dérision déjà connues; il n'est que le plus récent
rouage d'une gigantesque machine fantasmagorique fonctionnant en tout pays pour changer
toute pensée en « intérêt matériel », tout espoir en désespoir, toute libération
en oppression, tout mal en pire mal. Le soviétisme est un système qui vole aux hommes le
peu qui ne leur avait pas encore été volé; c'est un effort exaspéré et désespéré
pour briser définitivement en l'homme la soif d'un monde meilleur. Le bolchevisme, c'est
notre vieil univers enfin réalisant son hor-rible perfection à la veille du
surgissement, dans l'effroi et la douleur, de LA NOUVEILE CONSCIENCE; au même titre que
le « nationalisme ", que le « capitalisme », que le « catholicisme », etc... ;
le bolchévisme, c'est la lutte de la conscience morte contre cette conscience
ressuscitée qui souterrainement travaille dès cette génération à ramener parmi les
hommes les fleuves de vie.
Le comportement des dirigeants de l'U.R.S.S. à l'égard de la poésie est symptomatique
à cet égard.
On a beaucoup reproché à l'ancienne bourgeoisie d'avoir porté aux nues Déroulède et
François Coppée, tandis qu'elle ignorait Mallarmé; on a eu raison; mais cette
bourgeoisie commettait cette erreur inconsciemment, presque innocemment. La nouvelle
bourgeoisie, aidée par ses conseillers communistes, sait parfaitement reconnaître les
siens. Pour les défendre contre toute menace de la part de l'Esprit, elle mobilise
gouvernement, police, forces d'argent: sous les noms d' « Union des écrivains
soviétiques », de « Comité National des Écrivains », elle organise des syndicats de
François Coppée et de Déroulède, édicte: « Malheur à qui ne louera pas nos valets
de plume! »
En outre, une littérature complètement factice, une littérature de faux-témoins, une
CONTRE-PAROLE est créée pour combler par un mensonge habile le vide que ne manquerait
pas de laisser apparaître la suppression pure et simple de toute parole véritable. Et le
monde se sépare en deux moitiés dont on ne sait laquelle est la plus tragique: par
millions les travailleurs, désespérés de se voir pillés de tout mot, s'enfoncent dans
une vie souterraine, muette, bêtes traquées attendant de plus grands désastres; mais
les écrivains autorisés prennent parti pour le crime et ne le savent même pas ; ils se
croient en tête des lumières simplement parce qu'ils vivent du côté des maîtres; ils
veulent être seuls à parler pour que tous soient obligés de les entendre et l'humanité
souffrante fait le vide autour d'eux; ils entassent des écrits où rien n'est écrit et
leurs bavardages, quand les peuples en ont connaissance, emplissent les millions d'âmes
d'un dégoût géant.
Le vieux monde, avant de disparaître, veut amener tout homme à devenir un assassin. Or
le poète, quoi qu'on lui puisse faire, est essentiellement le non-assassin. Les
gouvernants du siècle de la totale nuit ne peuvent qu'être amenés à réglementer, à
réprimer, puis à assassiner cet intolérable non-complice; pour saisir et dompter le
souffle insaisissable, indomptable dont la puissance les fait sécher d'effroi, ils
recrutent une police exceptionnellement vile dans les rangs des écrivains, postent
partout des Guillevics et des Asséïevs.
Le bolchevisme n'innove pas à cet égard. Il va simplement un peu plus loin dans la voie
où s’était déjà engagé ce monde. Naguère le poète était tenu à
l'écart, parce qu '« inutile commercialement » ; maintenant il est interdit parce que
«dange-reux socialement» (entendez: dangereux pour les puissants !). Baudelaire,
Rimbaud, Verlaine furent « maudits » ; Blok, Essénine, Maïakovsky, Pasternak sont
littéralement livrés à la mort comme victimes expiatoires. Alexandre Blok mourant de
faim à Moscou en 1921 ne fait qu'« achever » Gérard de Nerval dans la misère;
Essénine se suicidant ne fait que « couronner » Rimbaud se taisant; les anciens
maîtres condamnaient officieuse-ment Mallarmé au silence, les nouveaux maîtres
condamnent officiellement Pasternak à disparaître. L'ancienne bourgeoisie eût été
malgré tout gênée si Déroulède avait insulté Verlaine; la nouvelle secte de
dominateurs admet bien qu'une Elsa Trio-let, dont tout le comportement sent l'agente de la
Guépéou et dont l'œuvre est écœurante de petite-bourgeoisie,
salisse la mémoire de Maïakovsky en se réclamant de lui.
Il ne peut en être autrement: le monde actuel est « un » ; et ceux qui, au lieu de
préparer un monde ressuscité, tentent de réformer celui-ci, ne font qu'accentuer le
malheur; ce monde est constitué de telle façon dans l'ordre de la fatalité que ceux qui
songent d'un « salut social» posent la première pierre d'un pire esclavage social;
qu'il soit « d'extrême-droite » ou « d'extrême-gauche » (pour employer un instant
les formules de magie noire dont les dirigeants de l'entreprise contre--révolutionnaire
se servent pour hypnotiser leurs victimes), il est inéluctablement amené à ignorer
l'Esprit, puis à le reléguer dans un coin, puis à le chasser, puis à le châtier, puis
à l'assassiner. Le mal de ce monde s'appelle matérialisme, ce qui implique mépris des
pauvres, puis massacre des pauvres, mépris des révolutionnaires, puis exécution des
révolutionnaires, mépris des poètes, puis suppression des poètes. Le matérialisme
triomphant, c'est l'exploitation des travailleurs d'abord, leur esclavage en Sibérie
ensuite, l'universel camp de concentration enfin.
Il y a seulement une ou deux générations, on en voulait au poète pour son refus de
céder devant une société mauvaise, mais, du moins, par un dernier reste de pudeur de la
part des « capitalistes privés », on leur permettait de refuser; aujourd'hui, ils
doivent approuver tout ce qui se fait de mal, ils reçoivent des « capitalistes d'État
» ordre de collaborer aux « plans quinquennaux », « campagnes politiques », «
propagandes pour la production » et autres entreprises criminelles. Qui n'approuve pas
l'infamie doit disparaître; qui ne consent pas à devenir un Aragon doit se taire. La
pire salissure pour un poète semblait être d'accepter quelque honneur ou quelque mission
de la part des officiels; les poètes autorisés par l'État prêchent aujourd'hui que
quiconque n'aide pas les malfaiteurs mondiaux est le coupable des coupables. Les poètes
se glorifiaient d'être libres, ils se hâtent aujourd'hui d'apporter, pour avoir droit à
quelques miettes de la fausse parole, toutes les pièces justificatives de leur
servilité. Ils tentaient de dire le vrai, ils aident maintenant à tromper. Ils tentaient
de se tenir à l'avant-pointe de l'humanité, ils multiplient maintenant les précautions
pour être bien sûrs d'être réactionnaires et vite ils s'inscrivent sur la liste des
valets, travaillent pour un Staline. Où même un Nisard eût protesté, un Paulhan
acquiesce.
C'est très exactement la situation en Russie Soviétique. Mais ne nous y trompons pas:
c'est également et pour les mêmes raisons, un peu moins visible seulement, la même
situation dans tous les pays. Il est normal qu'un monde qui a conscience de son imminente
disparition dans un cataclysme, un monde tout entier atteint par le déshonneur, veuille
à tout prix empêcher que subsiste encore quelque âme véritablement âme. Ce monde est
tellement désespéré qu'il ne peut supporter qu'un dernier poète menace de lire son
désespoir. D'où la substitution systématique de la « propagande» à l'authentique
littérature. En Russie, où les hommes ont quelque vingt ans d'avance dans l'ordre de
l'extrême misère, l'assassinat de tout ce qui se tient en état de veille est déjà
réalisé: partout ailleurs l'assassinat des poètes est en cours, imperceptible quelques
instants encore aux consciences qui ne se tiennent pas aux aguets. Ce monde ne
disparaîtra pas avant qu'il ait tué ses derniers hommes vivants.
Un dernier mot: Boris Pasternak, le seul poète de la Russie stalinienne, vient d'être
inscrit sur une liste noire pour « n'avoir pas écrit d'ouvrage politique »; curieux
qu'on punisse un homme pour avoir refusé de s'avilir! Las! le prétexte même est faux:
Boris Pasternak s'était donné bien du mal ces quatre dernières années pour être
l'Aragon de langue russe; sans doute le malheureux, même dans l'aragoniserie, n'a-t-il pu
tout à fait dissimuler qu'il était poète !
Je souffre de tout ce que peut souffrir Boris Pasternak en ce moment. Mais je me réjouis
aussi de la grande chance qui vient de lui échoir: cette interdiction est à son honneur,
prouve qu'il ne tentera pas de se justifier devant les maîtres en toutes injustices.
(publié par Le Libertaire, organe de la
Fédération anarchiste, le 4 octobre 1946.)
P. S. - Également dans Le Libertaire, numéro du
5 juillet 1946, lire un article sur Paul Eluard, poète passé au service de la réaction
internationale.