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Pasternak

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Armand Robin: l'oeuvre libertaire

*   Poèmes de Boris Pasternak, éditions anarchistes, 1946  *

L'assassinat des poètes
A propos de l'épuration de Boris Pasternak en U.R.S.S.


Dès qu'un mot se révèle cadavre, les hommes qui ne dorment pas doivent se sauver de lui. Je connais des âmes fortes, pour qui le mot « bolchévisme » représente encore une rupture avec un monde partout miné et prêt à s'abîmer.
Or, le bolchevisme ne représente que la ,dernière forme prise par cet ancien monde; loin de rompre avec le passé, il est la RÉVÉLATION de ce qu'était déjà notre « civilisation » ; le soviétisme, régime fondamentalement réactionnaire et antiprolétarien, n'est que la radicalisation et la systématisation de toutes les for-mes de tyrannie, d'exploitation et de dérision déjà connues; il n'est que le plus récent rouage d'une gigantesque machine fantasmagorique fonctionnant en tout pays pour changer toute pensée en « intérêt matériel », tout espoir en désespoir, toute libération en oppression, tout mal en pire mal. Le soviétisme est un système qui vole aux hommes le peu qui ne leur avait pas encore été volé; c'est un effort exaspéré et désespéré pour briser définitivement en l'homme la soif d'un monde meilleur. Le bolchevisme, c'est notre vieil univers enfin réalisant son hor-rible perfection à la veille du surgissement, dans l'effroi et la douleur, de LA NOUVEILE CONSCIENCE; au même titre que le « nationalisme ", que le « capitalisme », que le « catholicisme », etc... ; le bolchévisme, c'est la lutte de la conscience morte contre cette conscience ressuscitée qui souterrainement travaille dès cette génération à ramener parmi les hommes les fleuves de vie.
Le comportement des dirigeants de l'U.R.S.S. à l'égard de la poésie est symptomatique à cet égard.
On a beaucoup reproché à l'ancienne bourgeoisie d'avoir porté aux nues Déroulède et François Coppée, tandis qu'elle ignorait Mallarmé; on a eu raison; mais cette bourgeoisie commettait cette erreur inconsciemment, presque innocemment. La nouvelle bourgeoisie, aidée par ses conseillers communistes, sait parfaitement reconnaître les siens. Pour les défendre contre toute menace de la part de l'Esprit, elle mobilise gouvernement, police, forces d'argent: sous les noms d' « Union des écrivains soviétiques », de « Comité National des Écrivains », elle organise des syndicats de François Coppée et de Déroulède, édicte: « Malheur à qui ne louera pas nos valets de plume! »
En outre, une littérature complètement factice, une littérature de faux-témoins, une CONTRE-PAROLE est créée pour combler par un mensonge habile le vide que ne manquerait pas de laisser apparaître la suppression pure et simple de toute parole véritable. Et le monde se sépare en deux moitiés dont on ne sait laquelle est la plus tragique: par millions les travailleurs, désespérés de se voir pillés de tout mot, s'enfoncent dans une vie souterraine, muette, bêtes traquées attendant de plus grands désastres; mais les écrivains autorisés prennent parti pour le crime et ne le savent même pas ; ils se croient en tête des lumières simplement parce qu'ils vivent du côté des maîtres; ils veulent être seuls à parler pour que tous soient obligés de les entendre et l'humanité souffrante fait le vide autour d'eux; ils entassent des écrits où rien n'est écrit et leurs bavardages, quand les peuples en ont connaissance, emplissent les millions d'âmes d'un dégoût géant.
Le vieux monde, avant de disparaître, veut amener tout homme à devenir un assassin. Or le poète, quoi qu'on lui puisse faire, est essentiellement le non-assassin. Les gouvernants du siècle de la totale nuit ne peuvent qu'être amenés à réglementer, à réprimer, puis à assassiner cet intolérable non-complice; pour saisir et dompter le souffle insaisissable, indomptable dont la puissance les fait sécher d'effroi, ils recrutent une police exceptionnellement vile dans les rangs des écrivains, postent partout des Guillevics et des Asséïevs.
Le bolchevisme n'innove pas à cet égard. Il va simplement un peu plus loin dans la voie où s’était déjà engagé ce monde. Naguère le poète était tenu à l'écart, parce qu '« inutile commercialement » ; maintenant il est interdit parce que «dange-reux socialement» (entendez: dangereux pour les puissants !). Baudelaire, Rimbaud, Verlaine furent « maudits » ; Blok, Essénine, Maïakovsky, Pasternak sont littéralement livrés à la mort comme victimes expiatoires. Alexandre Blok mourant de faim à Moscou en 1921 ne fait qu'« achever » Gérard de Nerval dans la misère; Essénine se suicidant ne fait que « couronner » Rimbaud se taisant; les anciens maîtres condamnaient officieuse-ment Mallarmé au silence, les nouveaux maîtres condamnent officiellement Pasternak à disparaître. L'ancienne bourgeoisie eût été malgré tout gênée si Déroulède avait insulté Verlaine; la nouvelle secte de dominateurs admet bien qu'une Elsa Trio-let, dont tout le comportement sent l'agente de la Guépéou et dont l'œuvre est écœurante de petite-bourgeoisie, salisse la mémoire de Maïakovsky en se réclamant de lui.
Il ne peut en être autrement: le monde actuel est « un » ; et ceux qui, au lieu de préparer un monde ressuscité, tentent de réformer celui-ci, ne font qu'accentuer le malheur; ce monde est constitué de telle façon dans l'ordre de la fatalité que ceux qui songent d'un « salut social» posent la première pierre d'un pire esclavage social; qu'il soit « d'extrême-droite » ou « d'extrême-gauche » (pour employer un instant les formules de magie noire dont les dirigeants de l'entreprise contre--révolutionnaire se servent pour hypnotiser leurs victimes), il est inéluctablement amené à ignorer l'Esprit, puis à le reléguer dans un coin, puis à le chasser, puis à le châtier, puis à l'assassiner. Le mal de ce monde s'appelle matérialisme, ce qui implique mépris des pauvres, puis massacre des pauvres, mépris des révolutionnaires, puis exécution des révolutionnaires, mépris des poètes, puis suppression des poètes. Le matérialisme triomphant, c'est l'exploitation des travailleurs d'abord, leur esclavage en Sibérie ensuite, l'universel camp de concentration enfin.
Il y a seulement une ou deux générations, on en voulait au poète pour son refus de céder devant une société mauvaise, mais, du moins, par un dernier reste de pudeur de la part des « capitalistes privés », on leur permettait de refuser; aujourd'hui, ils doivent approuver tout ce qui se fait de mal, ils reçoivent des « capitalistes d'État » ordre de collaborer aux « plans quinquennaux », « campagnes politiques », « propagandes pour la production » et autres entreprises criminelles. Qui n'approuve pas l'infamie doit disparaître; qui ne consent pas à devenir un Aragon doit se taire. La pire salissure pour un poète semblait être d'accepter quelque honneur ou quelque mission de la part des officiels; les poètes autorisés par l'État prêchent aujourd'hui que quiconque n'aide pas les malfaiteurs mondiaux est le coupable des coupables. Les poètes se glorifiaient d'être libres, ils se hâtent aujourd'hui d'apporter, pour avoir droit à quelques miettes de la fausse parole, toutes les pièces justificatives de leur servilité. Ils tentaient de dire le vrai, ils aident maintenant à tromper. Ils tentaient de se tenir à l'avant-pointe de l'humanité, ils multiplient maintenant les précautions pour être bien sûrs d'être réactionnaires et vite ils s'inscrivent sur la liste des valets, travaillent pour un Staline. Où même un Nisard eût protesté, un Paulhan acquiesce.
C'est très exactement la situation en Russie Soviétique. Mais ne nous y trompons pas: c'est également et pour les mêmes raisons, un peu moins visible seulement, la même situation dans tous les pays. Il est normal qu'un monde qui a conscience de son imminente disparition dans un cataclysme, un monde tout entier atteint par le déshonneur, veuille à tout prix empêcher que subsiste encore quelque âme véritablement âme. Ce monde est tellement désespéré qu'il ne peut supporter qu'un dernier poète menace de lire son désespoir. D'où la substitution systématique de la « propagande» à l'authentique littérature. En Russie, où les hommes ont quelque vingt ans d'avance dans l'ordre de l'extrême misère, l'assassinat de tout ce qui se tient en état de veille est déjà réalisé: partout ailleurs l'assassinat des poètes est en cours, imperceptible quelques instants encore aux consciences qui ne se tiennent pas aux aguets. Ce monde ne disparaîtra pas avant qu'il ait tué ses derniers hommes vivants.
Un dernier mot: Boris Pasternak, le seul poète de la Russie stalinienne, vient d'être inscrit sur une liste noire pour « n'avoir pas écrit d'ouvrage politique »; curieux qu'on punisse un homme pour avoir refusé de s'avilir! Las! le prétexte même est faux: Boris Pasternak s'était donné bien du mal ces quatre dernières années pour être l'Aragon de langue russe; sans doute le malheureux, même dans l'aragoniserie, n'a-t-il pu tout à fait dissimuler qu'il était poète !
Je souffre de tout ce que peut souffrir Boris Pasternak en ce moment. Mais je me réjouis aussi de la grande chance qui vient de lui échoir: cette interdiction est à son honneur, prouve qu'il ne tentera pas de se justifier devant les maîtres en toutes injustices.

 (publié par Le Libertaire, organe de la Fédération anarchiste, le 4 octobre 1946.)

P. S. - Également dans Le Libertaire, numéro du 5 juillet 1946, lire un article sur Paul Eluard, poète passé au service de la réaction internationale.

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