Ch. MÉGRET : Les anthropophages Ed
Fayard
Les bons débuts dans le roman ne sont souvent
qu'un « enfin » ou même qu'un « ouf » : un homme se délivre de la seule et lourde
richesse qu'il avait trop longtemps gardée secrète et qu'il ne retrouvera plus. Ce qui
semble meilleur encore que tout le reste dans le premier livre de Mégret, c'est qu'on y
sent une épreuve de soi et non pas seulement une expérience personnelle. L'oeuvre
elle-même, qui ne cesse de s'améliorer à tous les points de vue du début à la fin,
témoigne que Mégret a pris prétexte d'une obsession provisoire pour se créer une
nécessité durable.
L'anecdote y finit en grandeur, l'indifférence
en notes d'effroi, le surprenant en mystère, l'agacement en angoisse, la hargne en
pitié, le reproche en condamnation, le pardon en sérénité, le grotesque en épopée
misérabiliste ; le découpage se fait mise en scène et le tri des gestes, choix des
signes d'âme ; le style lui-même, qui n'est pas très bon, qui est même très faible au
début, semble se passionner rapidement pour ce rendez-vous du ridicule et du terrible et
bientôt certaines descriptions (par exemple celle de l'incendie), d'une subite et
hallucinante puissance, se peuplent d'expressions proprement plus découvertes
qu'inventées ; il suffirait peut-être à Mégret de relire ces pages pour se dérober à
lui-même les moyens de devenir aussi un artiste. |
Bémavole, Pulchetti, Cadarosse, ce ne sont pas noms d'hommes, mais
épithètes de drôleries intérieures; les personnages progressent, s'améliorent vers
leur caricature; leur musique et leur géométrie aussi ; ils finissent par conquérir
notre respect, tant est lamentable et grande à la fois l'image que leur corps nous
dessine de leur destin. Des maniaques et des lâches du livre celui qui a fait le plus de
mal est seul pardonné : Cadarosse ; c'est qu'il est le seul qui dans ce mal ait donné de
lui : vraie justice de vrai romancier. Il est le seul à subir une authentique
déchéance, mais le seul aussi à grandir dans sa chute même ; les gestes de sa démence
sur l'horizon bizarre de la brousse dansent aux dernières pages du livre une gigue d'une
repoussante, fascinante et poignante beauté ; c'est qu'il est alors le seul à réaliser
le but où tendaient tous les autres et qu'artistiquement il crée enfin l'unité de tant
de folies imparfaites.
Les noirs ne nous sont présentés que rarement
; aussi leur présence pèse-t-elle plus précise sur notre ignorance. Mégret se garde de
modifier le point de vue de l'oeil : ses nègres existent dans la mesure où effectivement
les blancs craignent ou négligent de les voir ; ils rôdent aux parages d'un roman où il
n'y a pas de place pour eux et dès que l'on quitte d'un pas les abris des européens un
reproche énigmatique et immobile veille et guette à l'infini. Peut-être aussi un salut
: pourquoi ne pas partir ? Mais en même temps ce mystère est refus ; ses dons mêmes ne
sont que mépris. Belle toile de fonds au récit que cette revanche, armée de silence, de
forêts, de temps et de formes noires entrevues autour d'un sorcier.
Ce sont là intentions qui, semble-t-il,
dépassent un simple talent de conteur. |