La lecture de la presse soviétique est
rarement folâtre. Statistiques, listes de décorations, éloges aux stakanovistes de la
mine et des champs (mais aussi du porte-plume, de la caméra et du tortillement du
croupion pour les demoiselles du corps de ballet) ; compte-rendus pesants des décisions
" historiques " du Parti : - tout s'y succède avec une monotonie qui mènerait
à l'assouvissement prolongé, si l'on ne trouvait de temps à autre, ici ou là,
une information qui
ouvre sur l'URSS une lucarne bien éclairée. Tel ce communiqué de victoire qui en dit
long sur l'état matériel de la civilisation soviétique : 638 salles de cinéma muet
vont être transformées (en 1947 !) en salles parlantes. Et il y en aura d'autres !
Tel aussi le feuilleton sur six colonnes d'un texte serré dû à la plume d'un certain
Leites et publié par les Isvestia du 27 juin 1947 (n° 9371). Ce cuistre
redoutable, doublé d'un propagandiste maladroit, nous livre ses réflexions sur "
quelques tendances de la littérature étrangère réactionnaire " et choisit pour
titre : " spéculations sur des tombeaux ".
Le polygraphe soviétique donne immédiatement la valeur de son niveau intellectuel en
faisant figurer pêle-mêle dans la liste des écrivains " réactionnaires " M.
Jean Paul Sartre, Mme Simone de Beauvoir, M. Mauriac, " le surréaliste dépravé
Breton ", " le pornographe Miller " et même le très discuté Sullivan du
chaste " J'irai cracher sur vos tombes ".
Prenant prétexte du nombre de titres (sic) la littérature actuelle " Le Cahier Noir
" de Mauriac, " Le Printemps Noir " de Miller, " Le Soleil Noir "
de Maurice Toesca etc... (1) le chroniqueur des Isvestia accuse les écrivains "
réactionnaires " d'inspirer à la jeunesse " scepticisme et pessimisme,
indifférence et désespoir ".
En effet, le reproche essentiel adressé à ces écrivains " réactionnaires "
est qu'ils sacrifient insuffisamment aux mythes fondamentaux du totalitarisme stalinien.
Il leur est fait grief de ne pas distinguer entre la première guerre mondiale "
impérialiste " et la seconde qui fut " une guerre antifasciste et de
libération ". Ce qu'on ne pardonne pas à l'existentialisme (et à Simone de
Beauvoir en particulier), c'est de placer dans la bouche d'un héros de " tous les
hommes sont mortels " cette parole désenchantée : " les hommes tombent pour
l'humanité, la liberté, le progrès, le bonheur... ils tombent pour rien ".
Réexaminer la valeur des maîtres-mots et rendre un contenu réel à la vie, voilà
évidemment qui cadre mal avec le bourrage de crânes sous quelque forme que ce soit. On
ne pardonne pas davantage à l'auteur de " Cent Millions de morts ", Gaston
Boutoul, un néo-malthusianisme qui va évidemment à l'encontre des théories
lapinistesdu Père des Peuples.
L'apologie du militarisme et des " Droits sacrés de la famille ", du
patriotisme et de la Sainte-Eglise orthodoxe, fait désormais partie intégrante du
catéchisme marxiste revu et corrigé par le " génie Staline ". Y porter
atteinte, fût-ce en dehors des frontières de l'URSS devient un crime abominable. Car le
rideau de fer n'est pas suffisamment baissé pour le goût des dirigeants russes.
Certaines [**** passage illisible] fait même qu'elles existent. Qu'arriverait-il si la
jeunesse de
l'URSS, en dépit des Ehrenbourg et Leites de tout poil, se posait elle aussi la
redoutable question : " Mourir pour l'URSS n'est-ce pas mourir pour rien ? Mourir
pour Staline, la Guépéa, l'Armée ex-Rouge, les camps de concentration, le marché noir
officiel, les rations étriquées, le stakhnovisme, le cinéma muet ou parlant, mais
aligné, la surproduction des tanks, l'inflation des fusils, le Parti, les Popes, toute la
fanfare, n'est-ce pas finalement mourir pour rien ? "
Est-on bien sûr que personne dans toute l'Union ne se soit jamais posé la sacrilège
question ? Est-on bien sûr que la jeunesse de l'URSS soit toute entière caporalisée,
domestiquée et, sous son apparente virilité, en fait émasculée ?
La hargne du folliculaire des Isvestia ne prend-elle pas prétexte d'un état d'esprit
" réactionnaire étranger " pour attaquer certains sentiments qui filtrent
déjà à l'intérieur de l'URSS ? Quatre années d'un effort de guerre terrible ont été
imposées à tout un peuple. Vingt millions de victimes ont été offertes à la politique
stupide, qui consista d'abord à s'allier à l'histlérisme, à le renforcer, à lui
faciliter ses premiers succès militaires, à le ravitailler pour clamer ensuite la guerre
sainte de l'antifascisme et de la libération. Ces réalités ont amené beaucoup trop de
gens en URSS à se poser beaucoup trop de questions.
Mais la réponse peut-elle être dictée par autre chose que le nihilisme du désespoir
quand celui qui doute se heurte aussitôt au mur infranchissable du despotisme policier et
du véritable univers concentrationnaire qu'est devenue l'URSS ? D'où cette mentalité
sombre que l'on dénonce et poursuit par personnes interposées ?
De tous les peuples de la terre qui mènent le combat révolutionnaire pour un monde plus
juste, plus équilibré, plus vivable, c'est le peuple russe qui a la tâche la plus rude,
la plus pénible mais aussi la plus efficiente. Car notre salut à tous dépend de lui.
Le sien dépend aussi de nous. Aucun révolutionnaire dans aucune partie du globe n'a le
droit de rester immobile en cet instant. Nous devons au peuple russe notre solidarité
agissante.
Et celle-ci doit se manifester d'abord par la mobilisation de tous les esprits libres du
monde, d'où qu'ils viennent, quels qu'ils soient, quels que soient même leurs
antécédents, sur ce slogan unique " A bas les camps de concentration en URSS
". Le salut du peuple russe et le nôtre exigent l'abolition de ces camps affreux où
se forgent les armes de la servitude et de la mort. La disparition des camps de
concentration signifierait la fin d'un régime policier tout entier basé sur
le travail gratuit d'une main d'oeuvre servile.
C'est de la conscience internationale enfin éveillée que cet événement seul dépend.
En vérité, le rédacteur soviétique avait bien raison d'intituler son article "
Spéculations sur des tombeaux ". Si nous tenons à ne pas voir s'ouvrir ceux de la
prochaine " fraîche et joyeuse ", si nous voulons que ceux de Katyn ne
s'ouvrent pas pour de nouvelles victimes, il nous faut d'abord démolir les
idées-fétiches du totalitarisme stalinien ; il nous faut casser les reins du système
concentrationnaire, clef de voûte du régime.
Nulle tâche révolutionnaire n'est plus urgente.
SOVIETICUS, Le Libertaire, 24 juillet 1947
(1) En fait Le Soleil Noir est une oeuvre
antifasciste. Mais qu'importe puisque le lecteur soviétique ne le saura jamais !
article d'Armand Robin authentifié par Mireille Guillet