Nous ne parlerons pas ici de
la radio française d'à présent : on ne parle pas du néant. Notre sujet sera la radio
internationale en toutes langues.
L'homme était très fier d'avoir inventé, parmi tant de nouvelles machines, " la
machine à parler " : il pensait qu'enfin on lui parlerait mieux, qu'il entendrait
mieux; à n'en pas douter, la destination primitive du nouvel instrument semblait être en
effet de dire quelque chose.
Il avait compté sans la toute petite clique des gouvernants; les gouvernants de cette
époque ont tous chassé Dieu de la terre, mais c'est pour s'installer à sa place: la
Vérité, c'est ce qui les sert, la Bonne parole, c'est tout ce qui abrutit la conscience
à leur profit; on se trouve devant une tentative sans précédent pour déshumaniser
l'humanité. Voilà pourquoi on peut prendre des émissions de radio en n'importe quelle
langue, jamais on n'entend rien des véritables drames de l'humanité actuelle; tout se
passe comme si dans tous les pays les gouvernants préparaient quelque énorme forfait et
prenaient toutes mesures pour qu'aucun mot authentique ne puisse émerger des ténèbres
où, artificiellement, ils ont plongé tous les hommes; les maîtres du monde ont décidé
qu'en aucun cas aucun mot ne viendrait réveiller les hommes du cauchemar qu'on leur
impose.
Le processus totalitaire, dans le domaine de la parole comme dans tous les autres
domaines, a commencé par la Russie et de là s'est peu à peu étendu à tout le reste du
monde. Autrefois, c'était le catholicisme et ses prêtres matérialistes qui se
chargeaient de démolir les consciences en leur inculquant, non des sentiments religieux,
mais un catéchisme; ceux qui s'emparèrent du " pouvoir ", du démoniaque
" pouvoir ", dans la Russie de 1917, furent les premiers à considérer que le
nouvel instrument devait, non pas dire la vérité mais propager des erreurs inutiles, non
pas servir à libérer l'homme mais être mobilisé pour défendre le néo-conservatisme.
Le pouvoir soviétique mit des " adjudants " à la tête de la radio; et
désormais il put y avoir famines, déportations, camps de concentration, grévistes
mitraillés (37 000 en 1940 à Port-Soviétique), conscience prolétarienne
impitoyablement bafouée, jamais l'adjudant de service n'en laissait rien passer: ce qui
seulement passait c'était la " réclame " pour l'adjudant.
Le processus de " totalitarisation " du monde s'est accéléré dans la
dernière décade, l'exemple russe ayant gagné tous les pays. Il y a quelques années la
radio internationale était diversifiée; par exemple, une émission de New-York à minuit
était très différente de l'émission du même poste à 20 h. Depuis quelque deux ans,
très exactement depuis la fameuse " libération ", la radio internationale ne
laisse passer que deux ou trois groupes d'arguments, toujours les mêmes, toujours
uniformément " dirigés "; la radio devient ainsi, non un moyen d'enrichir
l'esprit humain, mais un instrument pour l'appauvrir en lui proposant de toute force
quelque trois ou quatre problèmes abstraits et spécieux. Hélas! ce silence quasi-total
n'est pas extérieur à la radio : il témoigne fidèlement pour un monde en train de
devenir, si nous ne nous insurgeons pas, " un décor politique ", un monde en
train de se muer en un seul et même " village de Potemkine ". Naguère, il n'y
avait que la radio soviétique à être aussi muette, aussi inutilement et puissamment
robotisée; aujourd'hui, sur toutes les longueurs d'ondes c'est le même catéchisme
mécanisé. Nous comptons ici pour un phénomène secondaire le fait que subsiste encore
quelque différenciation apparente entre les émissions du " bloc " anglo-saxon
et celles du " bloc " soviétique; ce terme de " bloc " doit
d'ailleurs suffire à nous avertir : il s'agit dans les deux cas d'une radio massive,
compacte, impénétrable, d'une radio en laquelle aucune authentique parole n'a de chance
de pénétrer ; il s'agit dans les deux cas des mêmes adjudants.
Cette " potemkinisation " de la voix humaine, qui s'est établie partout depuis
quelque trente mois (ou plutôt dont on a pu capter les premiers indices évidents depuis
ces mois) constitue pour l'esprit une menace encore plus grave que nous ne l'avons dit
jusqu'ici : ELLE CORRESPOND A UNE DEMANDE DE L'HUMANITÉ: S'IL Y A DES GOUVERNANTS QUI
EXIGENT LA TOTALE, LA TOTALITAIRE SERVITUDE, C'EST QUE LES HOMMES EUX-MÊMES SONT TRÈS
FATIGUÉS; on en arrive à cette conclusion que dans tout pays l'homme de cette
"après-deux-guerres ", broyé et démoralisé, se démet de sa condition
d'homme, que dans son état d'extrême exténuation, il aspire, non à se fortifier, mais
à s'étourdir, qu'il a besoin pour son agonie, non de paroles vraies qui le revigorent
mais d'un opium de rhéteurs capable de le bien " doper " tout le temps de son
coma. La radio, en toutes langues, en tout pays, fait la preuve que partout l'homme cède
à la tentation contre-révolutionnaire, qu'il abandonne son avenir, qu'il accepte par
lassitude de devenir un muet, qu'il a besoin de phraseurs qui chaque matin l'entretiennent
du néant; l'homme est tenté de céder devant une poignée de politiciens qui parlent à
toute heure pour rien, d'écouter avec respect comme un Évangile une radio qui soit,
comme tout le reste dans cette chute d'une civilisation, un décor créé artificiellement
pour lui cacher sa condition désespérée et son paysage de perdition.
Mais le silence, s'il devient total, a ceci de
salutaire que la moindre voix qui le rompt, devient une voix beaucoup plus puissante. Le
néant, si on le renverse, donne naissance au Tout; la tyrannie des mauvais maîtres, si
quelques hommes libres s'insurgent contre elle pour la nommer tyrannie, aura finalement
travaillé pour que la liberté une fois de plus soit affirmée. Ainsi l'actuelle radio,
niée et refusée par une poignée d'esprits libres dans chaque pays, peut fournir la
preuve, grâce à cette négation et à ce refus, que le silence le plus totalitaire peut
être vaincu, qu'il sera effectivement vaincu.
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