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Armand Robin: l'oeuvre libertaire

*   OUTRE-ÉCOUTE 1955  *

De menaçant, l'univers des propos radiophoniques s'est fait souriant; nous voici investis de mots fleuris, disposés pour l'oreille en parterres variés; on veut notre bonheur, notre délassement, on ne veut plus nous imposer la moindre formule obsédante; l'enfer des propagandes radiophoniques, le voici remplacé par un jardin d'agrément verbal: « la jouvencelle soviétique» y chante et y danse « la valse du soldat soviétique » (1).
Ce nouvel état de choses, instauré depuis bientôt deux ans, nous l'étudierons surtout d'après les radios russes, celles-ci continuant à faire dépendre d'elles-mêmes les radios adverses.

I

Le « dépérissement » de la propagande totalitaire a commencé dans les radios russes dès la mort de Staline et s’est accentué au cours des derniers mois au point de paraître complet en ce moment, du moins dans l'immense majorité des cas. Actuellement, le Russe est davantage libéré de mots d'ordre, slogans, propos de catéchisme poli-tique, que tout autre citoyen du reste de la planète. Cette révolution inattendue, qui supprime radicalement tout le délire verbal stalinien, est allée plus loin qu'il a été généralement dit jusqu'à présent. Du coup, les déferlements de propos agressifs ont également « dépéri » dans presque toutes les radios du monde non-russe.
Nous voilà délivrés des propagandes systématiques, fanatiques, stupides. Hélas! nous n'avons pas été délivrés des déferlement de commentaires superficiels sur le « dépérissement » brusque de ces propagandes.
Certains y ont vu un retour des dirigeants communistes russes au dogme du « dépérissement » de l'État. D'autres ont allégué les « difficultés économiques » russes pour expliquer le ton plus conciliant des dirigeants soviétiques. Pour d'autres, l'opiniâtre résistance des U.S.A. et de l'Europe occidentale a amené Moscou à parler un langage plus raisonnable. Il y a peut-être quelque chose d'exact en ces explications, mais elles se situent sur le plan de la politique.
Si on se met sur un plan un peu supérieur, on voit bien que, se détournant brusquement du langage stalinien, les actuels dirigeants du monde russe ont eu tout intérêt à adopter une « tactique de l'osmose » avec les façons de penser et de parler des dirigeants du monde occidental. Se mettant soudain à s'exprimer comme nos gouvernants et nos journalistes, ils ont pu regagner en peu de temps une partie du crédit que Staline leur avait fait perdre.
Si on s'élève sur un plan humain, on peut aussi penser, à l'écoute des principales radios de l'époque post-stalinienne, tant « communistes » que « capitalistes », que les adversaires ont été semblablement lassés de la guerre verbale insensée de l'après-guerre, de ces déferlements d'injures homériques sans Iliade. Toujours en se tenant sur le même plan, on peut penser que la crainte de la guerre atomique et thermonucléaire aurait été le commencement de la sagesse pour les responsables des deux plus grands états du monde actuel. Enfin, pour les Russes, Staline était le Laniel suprême.
Toutes ces explications ont leur valeur, mais il me paraît qu'elles n'effleurent pas l'essentiel; et surtout elles restent, même les dernières, sur le plan de la politique, c'est-à-dire de ce qui par définition n'a guère de réalité.

II


En outre-écoute de ces écoutes, je perçois l'état présent du monde sous des aspects qui n'ont pas grand'chose de commun avec les points de vue généralement exprimés tant dans le monde russe que dans le monde « neutre ».
On connaît les formules banales: « la fatigue du peuple français » ou « la fatigue du peuple russe » ou « la fatigue de la race blanche ». Il m'a semblé, courbé sous les écoutes au cours des derniers mois, qu'il serait temps de donner à ce genre de formule une tournure autre: « la fatigue des gouvernements ».
Il est exclu qu'un gouvernement veuille renoncer de lui-même au pouvoir ou le faire « dépérir » ; il est dans la nature des dirigeants des nations de travailler non seulement pour leur puissance, mais pour l'accroissement du concept de Puissance. Bref, il est inconcevable que les représentants suprêmes de l'amour du Pouvoir se convertissent si peu que ce soit à l'idée que « le Pouvoir est maudit ».
Il s'ensuit donc, inéluctablement: si les deux plus grands gouvernements de la planète renoncent soudain spectaculairement, sur une scène théâtrale ayant pour public l'humanité entière, à ce qui faisait de la façon la plus officielle leur principal moyen de vivre «( l'anticapitalisme » pour l'un, « l'anticommunisme » pour l'autre), ce n'est certes pas en faveur de l'idéal du Non-Pouvoir. ILS NE PEUVENT DÉSAVOUER LEUR PRÉCÉDENTE CONCEPTION DU POUVOIR QU'EN FAVEUR D'UNE CONCEPTION DE LA PUISSANCE PAR EUX JUGÉE PLUS APTE A SAUVER L'IDOLE.
Continuant notre raisonnement, nous ne tardons pas à rencontrer l'idée suivante: ni Moscou ni Washington n'auraient renoncé au triomphe universel de « l' anticapitalisme » ou de « l'anticommunisme », même au prix d'une guerre atomique ou thermonucléaire, s'ils n'avaient eu en vue que les intérêts des populations menacées; les classes ou castes dirigeantes n'ont jamais hésité dans le cours de l'histoire à déclencher des guerres, persuadées qu'elles étaient que ces destructions ne les atteindraient pas elles-mêmes. SI LES GOUVERNEMENTS AMÉRICAIN ET RUSSE, A LEUR ÉCHELON SUPRÊME, ONT TOURNÉ LE DOS A LA GUERRE ATOMIQUE ET THERMONUCLÉAIRE, C'EST TOUT SIMPLEMENT PARCE QU'ILS ONT ÉTÉ PRIS DE CRAINTE POUR EUX-MÊMES ET POUR LA NOTION MÊME DE POUVOIR: EN UNE TELLE GUERRE, IL N'Y AURAIT PLUS MOYEN DE GARDER DE GOUVERNEMENT. Autrement dit, Washington et Moscou ont été d'accord pour sauvegarder l'idée que le Pouvoir, en tant que tel, est la valeur suprême, et que le maintien de cette « valeur » vaut bien n'importe quelle palinodie, n'importe quelle renonciation à toutes les gigantesques propagandes dont ils avaient importuné le monde entier pendant tant d'années et au nom desquelles ils avaient déchaîné ici et là des massacres absurdes et inutiles.
Choisissant ainsi, ils ont tout de même démissionné: la conférence de Genève a été leur Canossa devant les techniciens de l'énergie atomique, de l'énergie thermonucléaire et autres nouvelles sources d'énergie. En outre, il est possible (ce serait à l'honneur de leur intelligence) que les chefs suprêmes de la Russie et des États-Unis aient perçu obscurément que, ces dernières années, les maîtres des nouvelles techniques s'étaient emparé clandestinement du véritable pouvoir; il se peut même que les gouvernements des États-Unis et de la Russie aient ténébreusement entrevu que les « gouvernements politiques » n'étaient plus que des organismes périmés, des survivances d'une ère primitive, que des « superstitions »; en conséquence, les représentants suprêmes des forces du Léviathan social ont décidé d'un commun accord de passer la main à ceux que Palowsky, en son « voyage au pays de la quatrième dimension », appelait « les Savants absolus ». (De même, s'inclinant d'instinct devant un nouvel état des forces détruisant leurs conceptions de rapports de forces, les féodaux de village cessèrent leurs batailles de clocher à clocher à l'apparition de la « civilisation industrielle »).
Journalistes, diplomates, experts des « Chancelleries », discutent actuellement pour savoir si « la détente » est réelle ou non, si elle est durable ou non. Ils en sont restés à l'ère du Léviathan.
Si notre outre-écoute est juste, « la détente » n'est pas relative, elle est absolue, en ce sens que les deux plus puissants gouvernements du monde ont secrètement abdiqué au profit des « Savants absolus ». C'est la raison profonde qui, seule, peut expliquer pourquoi les radios russes ont en deux ans abandonné toute propagande, - la raison profonde qui, seule, peut expliquer qu'en Russie le Parti et le gouvernement parlent de donner tout pouvoir dans les kolkhozes aux « techniciens de l'agronomie » et de la « zootechnie », etc.

III


La lutte contre. « la fausse parole » prend désormais un autre sens: celui de la lutte de la mathématique qualitative contre la mathématique quantitative. (Elle sera particulièrement difficile en France, où le Pouvoir politique va végéter sans espoir et sans aucune conscience de la situation « préhistorique »). Certes, ce serait du temps perdu de défendre les gouvernements contre les technocrates. On pourrait en être tenté cependant, comme naguère de défendre contre le constructeur de centrales hydroélectriques l'enfant qui trouve plus agréable de faire jaillir du feu en frottant des silex. Puis les gouvernements avaient quelque chose de commun avec nos passions, nos aveuglements, nos versatilités, nos impulsivités; ils commettaient des fautes, ce qui consolait chaque citoyen faible. Du moins, ces derniers temps, il était bien évident qu'ils ne savaient plus comment s'y prendre, qu'ils étaient « dépassés ». Puis (ils seraient furieux de cette louange !) ils étaient malgré eux un tampon entre les distraits, les rêveurs, les amoureux, les poètes, les artistes, les religieux d'une part, les fanatiques d'une cérébralité inhumaine d'autre part. Enfin, ces gouvernements, on les connaissait, vaguement sans doute, tandis que ces maîtres nouveaux, on a le sentiment que les gouvernements craignent de les connaître, que par conséquent ils s'interposeront pour que nous ne les connaissions pas.
Ce qui doit nous empêcher de défendre ces périmés que sont les gouvernements, c'est que leur abdication ne provient nullement d'une prise de conscience de la vanité de tout ce qui est Pouvoir, mais au contraire d'un réflexe servant à maintenir à tout prix le Pouvoir, fût-ce au prix d'un transfert à une autre forme de puissance. L'appétit de dominer, maintenant qu'il cesse d'être fortement à eux, ils ne le détruisent pas en eux par une purification courageuse, ils le délèguent à d'autres.
Au cours de nos écoutes de ces deux dernières années, il nous est arrivé de constater très fréquemment que les radios les plus polémiques (Moscou, Belgrade, Madrid) adoptaient une attitude « indifférente » par rapport à l'évolution de la situation politique internationale; on eût dit à l'écoute que les agressions verbales massives, émanant des pouvoirs de caractère politique, « évacuaient » la planète. Cela venait de ce que les gouvernements, pour des raisons tout autres que celles auxquelles nous avions affaire sous l'occupation allemande et sous la tentative d'aliénation mentale de toute l'humanité au temps de Staline, ne pouvaient plus parler qu'un langage d'où la puissance s'était retirée.

IV


Les gouvernements, même les gouvernements se proclamant matérialistes, connaissaient la valeur des mots sortant du cœur avec amour ou révolte; ils les écrasaient ou les utilisaient, selon leurs intérêts du moment. Puis, eux-mêmes bavardaient sans cesse, tenaient par tout moyen à ce que tous leurs « ressortissants » bavardent en leur sens.
Ceux devant qui les deux plus puissants gouvernements du monde se sont inclinés, ils ne bavardent pas, eux. La parole, vraie ou fausse, ils ne la méprisent même pas: ils ignorent son existence. Quant à la Vie, ils ne songent même pas à la détruire: elle n'est pas dans leurs calculs.
Derrière les radios actuelles des États-Unis et de la Russie, si peu qu'on ait l'esprit vigilant, on perçoit, très loin derrière les paroles des gouvernants, ces nouveaux maîtres qui attendent avec une muette assurance que les Partis, les Églises, les Forces de l'État, veuillent bien s'engager plus avant dans la voie qu'en leur inaccessible muetteté ils ont préparée, - araignées guettant au lieu de mouches les plus superbes chefs d'État, d'Église, de Partis.
L'enjeu de la lutte, dès aujourd'hui, est de contraindre les mathématiciens quantitatifs, maîtres du Pouvoir réel, à recommencer leur études. Commençons par les déconcerter.

(1) Titres de deux chansons sentimentales diffusées depuis trois mois par les radios intérieures russes.

Armand Robin, Monde Nouveau, octobre 1955

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