De menaçant, l'univers des propos
radiophoniques s'est fait souriant; nous voici investis de mots fleuris, disposés pour
l'oreille en parterres variés; on veut notre bonheur, notre délassement, on ne veut plus
nous imposer la moindre formule obsédante; l'enfer des propagandes radiophoniques, le
voici remplacé par un jardin d'agrément verbal: « la jouvencelle soviétique» y chante
et y danse « la valse du soldat soviétique » (1).
Ce nouvel état de choses, instauré depuis bientôt deux ans, nous l'étudierons surtout
d'après les radios russes, celles-ci continuant à faire dépendre d'elles-mêmes les
radios adverses.
I
Le « dépérissement » de la propagande
totalitaire a commencé dans les radios russes dès la mort de Staline et s’est
accentué au cours des derniers mois au point de paraître complet en ce moment, du moins
dans l'immense majorité des cas. Actuellement, le Russe est davantage libéré de mots
d'ordre, slogans, propos de catéchisme poli-tique, que tout autre citoyen du reste de la
planète. Cette révolution inattendue, qui supprime radicalement tout le délire verbal
stalinien, est allée plus loin qu'il a été généralement dit jusqu'à présent. Du
coup, les déferlements de propos agressifs ont également « dépéri » dans presque
toutes les radios du monde non-russe.
Nous voilà délivrés des propagandes systématiques, fanatiques, stupides. Hélas! nous
n'avons pas été délivrés des déferlement de commentaires superficiels sur le «
dépérissement » brusque de ces propagandes.
Certains y ont vu un retour des dirigeants communistes russes au dogme du «
dépérissement » de l'État. D'autres ont allégué les « difficultés économiques »
russes pour expliquer le ton plus conciliant des dirigeants soviétiques. Pour d'autres,
l'opiniâtre résistance des U.S.A. et de l'Europe occidentale a amené Moscou à parler
un langage plus raisonnable. Il y a peut-être quelque chose d'exact en ces explications,
mais elles se situent sur le plan de la politique.
Si on se met sur un plan un peu supérieur, on voit bien que, se détournant brusquement
du langage stalinien, les actuels dirigeants du monde russe ont eu tout intérêt à
adopter une « tactique de l'osmose » avec les façons de penser et de parler des
dirigeants du monde occidental. Se mettant soudain à s'exprimer comme nos gouvernants et
nos journalistes, ils ont pu regagner en peu de temps une partie du crédit que Staline
leur avait fait perdre.
Si on s'élève sur un plan humain, on peut aussi penser, à l'écoute des principales
radios de l'époque post-stalinienne, tant « communistes » que « capitalistes », que
les adversaires ont été semblablement lassés de la guerre verbale insensée de
l'après-guerre, de ces déferlements d'injures homériques sans Iliade. Toujours en se
tenant sur le même plan, on peut penser que la crainte de la guerre atomique et
thermonucléaire aurait été le commencement de la sagesse pour les responsables des deux
plus grands états du monde actuel. Enfin, pour les Russes, Staline était le Laniel
suprême.
Toutes ces explications ont leur valeur, mais il me paraît qu'elles n'effleurent pas
l'essentiel; et surtout elles restent, même les dernières, sur le plan de la politique,
c'est-à-dire de ce qui par définition n'a guère de réalité.
II
En outre-écoute de ces écoutes, je perçois l'état présent du monde sous des aspects
qui n'ont pas grand'chose de commun avec les points de vue généralement exprimés tant
dans le monde russe que dans le monde « neutre ».
On connaît les formules banales: « la fatigue du peuple français » ou « la fatigue du
peuple russe » ou « la fatigue de la race blanche ». Il m'a semblé, courbé sous les
écoutes au cours des derniers mois, qu'il serait temps de donner à ce genre de formule
une tournure autre: « la fatigue des gouvernements ».
Il est exclu qu'un gouvernement veuille renoncer de lui-même au pouvoir ou le faire «
dépérir » ; il est dans la nature des dirigeants des nations de travailler non
seulement pour leur puissance, mais pour l'accroissement du concept de Puissance. Bref, il
est inconcevable que les représentants suprêmes de l'amour du Pouvoir se convertissent
si peu que ce soit à l'idée que « le Pouvoir est maudit ».
Il s'ensuit donc, inéluctablement: si les deux plus grands gouvernements de la planète
renoncent soudain spectaculairement, sur une scène théâtrale ayant pour public
l'humanité entière, à ce qui faisait de la façon la plus officielle leur principal
moyen de vivre «( l'anticapitalisme » pour l'un, « l'anticommunisme » pour l'autre),
ce n'est certes pas en faveur de l'idéal du Non-Pouvoir. ILS NE PEUVENT DÉSAVOUER LEUR
PRÉCÉDENTE CONCEPTION DU POUVOIR QU'EN FAVEUR D'UNE CONCEPTION DE LA PUISSANCE PAR EUX
JUGÉE PLUS APTE A SAUVER L'IDOLE.
Continuant notre raisonnement, nous ne tardons pas à rencontrer l'idée suivante: ni
Moscou ni Washington n'auraient renoncé au triomphe universel de « l' anticapitalisme »
ou de « l'anticommunisme », même au prix d'une guerre atomique ou thermonucléaire,
s'ils n'avaient eu en vue que les intérêts des populations menacées; les classes ou
castes dirigeantes n'ont jamais hésité dans le cours de l'histoire à déclencher des
guerres, persuadées qu'elles étaient que ces destructions ne les atteindraient pas
elles-mêmes. SI LES GOUVERNEMENTS AMÉRICAIN ET RUSSE, A LEUR ÉCHELON SUPRÊME, ONT
TOURNÉ LE DOS A LA GUERRE ATOMIQUE ET THERMONUCLÉAIRE, C'EST TOUT SIMPLEMENT PARCE
QU'ILS ONT ÉTÉ PRIS DE CRAINTE POUR EUX-MÊMES ET POUR LA NOTION MÊME DE POUVOIR: EN
UNE TELLE GUERRE, IL N'Y AURAIT PLUS MOYEN DE GARDER DE GOUVERNEMENT. Autrement dit,
Washington et Moscou ont été d'accord pour sauvegarder l'idée que le Pouvoir, en tant
que tel, est la valeur suprême, et que le maintien de cette « valeur » vaut bien
n'importe quelle palinodie, n'importe quelle renonciation à toutes les gigantesques
propagandes dont ils avaient importuné le monde entier pendant tant d'années et au nom
desquelles ils avaient déchaîné ici et là des massacres absurdes et inutiles.
Choisissant ainsi, ils ont tout de même démissionné: la conférence de Genève a été
leur Canossa devant les techniciens de l'énergie atomique, de l'énergie thermonucléaire
et autres nouvelles sources d'énergie. En outre, il est possible (ce serait à l'honneur
de leur intelligence) que les chefs suprêmes de la Russie et des États-Unis aient perçu
obscurément que, ces dernières années, les maîtres des nouvelles techniques s'étaient
emparé clandestinement du véritable pouvoir; il se peut même que les gouvernements des
États-Unis et de la Russie aient ténébreusement entrevu que les « gouvernements
politiques » n'étaient plus que des organismes périmés, des survivances d'une ère
primitive, que des « superstitions »; en conséquence, les représentants suprêmes des
forces du Léviathan social ont décidé d'un commun accord de passer la main à ceux que
Palowsky, en son « voyage au pays de la quatrième dimension », appelait « les Savants
absolus ». (De même, s'inclinant d'instinct devant un nouvel état des forces
détruisant leurs conceptions de rapports de forces, les féodaux de village cessèrent
leurs batailles de clocher à clocher à l'apparition de la « civilisation industrielle
»).
Journalistes, diplomates, experts des « Chancelleries », discutent actuellement pour
savoir si « la détente » est réelle ou non, si elle est durable ou non. Ils en sont
restés à l'ère du Léviathan.
Si notre outre-écoute est juste, « la détente » n'est pas relative, elle est absolue,
en ce sens que les deux plus puissants gouvernements du monde ont secrètement abdiqué au
profit des « Savants absolus ». C'est la raison profonde qui, seule, peut expliquer
pourquoi les radios russes ont en deux ans abandonné toute propagande, - la raison
profonde qui, seule, peut expliquer qu'en Russie le Parti et le gouvernement parlent de
donner tout pouvoir dans les kolkhozes aux « techniciens de l'agronomie » et de la «
zootechnie », etc.
III
La lutte contre. « la fausse parole » prend désormais un autre sens: celui de la lutte
de la mathématique qualitative contre la mathématique quantitative. (Elle sera
particulièrement difficile en France, où le Pouvoir politique va végéter sans espoir
et sans aucune conscience de la situation « préhistorique »). Certes, ce serait du
temps perdu de défendre les gouvernements contre les technocrates. On pourrait en être
tenté cependant, comme naguère de défendre contre le constructeur de centrales
hydroélectriques l'enfant qui trouve plus agréable de faire jaillir du feu en frottant
des silex. Puis les gouvernements avaient quelque chose de commun avec nos passions, nos
aveuglements, nos versatilités, nos impulsivités; ils commettaient des fautes, ce qui
consolait chaque citoyen faible. Du moins, ces derniers temps, il était bien évident
qu'ils ne savaient plus comment s'y prendre, qu'ils étaient « dépassés ». Puis (ils
seraient furieux de cette louange !) ils étaient malgré eux un tampon entre les
distraits, les rêveurs, les amoureux, les poètes, les artistes, les religieux d'une
part, les fanatiques d'une cérébralité inhumaine d'autre part. Enfin, ces
gouvernements, on les connaissait, vaguement sans doute, tandis que ces maîtres nouveaux,
on a le sentiment que les gouvernements craignent de les connaître, que par conséquent
ils s'interposeront pour que nous ne les connaissions pas.
Ce qui doit nous empêcher de défendre ces périmés que sont les gouvernements, c'est
que leur abdication ne provient nullement d'une prise de conscience de la vanité de tout
ce qui est Pouvoir, mais au contraire d'un réflexe servant à maintenir à tout prix le
Pouvoir, fût-ce au prix d'un transfert à une autre forme de puissance. L'appétit de
dominer, maintenant qu'il cesse d'être fortement à eux, ils ne le détruisent pas en eux
par une purification courageuse, ils le délèguent à d'autres.
Au cours de nos écoutes de ces deux dernières années, il nous est arrivé de constater
très fréquemment que les radios les plus polémiques (Moscou, Belgrade, Madrid)
adoptaient une attitude « indifférente » par rapport à l'évolution de la situation
politique internationale; on eût dit à l'écoute que les agressions verbales massives,
émanant des pouvoirs de caractère politique, « évacuaient » la planète. Cela venait
de ce que les gouvernements, pour des raisons tout autres que celles auxquelles nous
avions affaire sous l'occupation allemande et sous la tentative d'aliénation mentale de
toute l'humanité au temps de Staline, ne pouvaient plus parler qu'un langage d'où la
puissance s'était retirée.
IV
Les gouvernements, même les gouvernements se proclamant matérialistes, connaissaient la
valeur des mots sortant du cœur avec amour ou révolte; ils les écrasaient ou
les utilisaient, selon leurs intérêts du moment. Puis, eux-mêmes bavardaient sans
cesse, tenaient par tout moyen à ce que tous leurs « ressortissants » bavardent en leur
sens.
Ceux devant qui les deux plus puissants gouvernements du monde se sont inclinés, ils ne
bavardent pas, eux. La parole, vraie ou fausse, ils ne la méprisent même pas: ils
ignorent son existence. Quant à la Vie, ils ne songent même pas à la détruire: elle
n'est pas dans leurs calculs.
Derrière les radios actuelles des États-Unis et de la Russie, si peu qu'on ait l'esprit
vigilant, on perçoit, très loin derrière les paroles des gouvernants, ces nouveaux
maîtres qui attendent avec une muette assurance que les Partis, les Églises, les Forces
de l'État, veuillent bien s'engager plus avant dans la voie qu'en leur inaccessible
muetteté ils ont préparée, - araignées guettant au lieu de mouches les plus superbes
chefs d'État, d'Église, de Partis.
L'enjeu de la lutte, dès aujourd'hui, est de contraindre les mathématiciens
quantitatifs, maîtres du Pouvoir réel, à recommencer leur études. Commençons par les
déconcerter.
(1) Titres de deux chansons sentimentales diffusées depuis trois mois par les
radios intérieures russes.
Armand Robin, Monde Nouveau, octobre 1955