En attendant la constitution
d'un Cabinet multipartite, ils sont quatre-vingt-douze à se substituer au Ministre des
Affaires étrangères pour formuler à sa place la solution qui mettra fin pour toute
l'éternité à toute menace de guerre; leurs noms sont glorieusement inscrits dans le
dernier numéro des " Lettres Françaises ", cet hebdomadaire stalinien
justement célèbre pour sa hâte à publier, en toute occasion, de frénétiques
imbécillités.
Et quelle est cette merveilleuse solution qui assurera sur notre terre déchirée le
retour de l'âge d'or, d'un âge d'or qui ne sera guère troublé de temps à autre que
par d'ennuyeux " manifestes d'hommes de lettres " ? Comment éviterons-nous la
Troisième Guerre mondiale, la guerre atomique où, pour la plus grande gloire de l'un ou
l'autre de ces deux empires géants, les États-Unis et la Russie, nous serions trucidés
indifféremment et mécaniquement ? Comment allons-nous réduire la famine qui ravage
actuellement les trois-quarts de la planète? Comment allons-nous rendre vivable ce monde
de plus en plus intolérable? Nous brûlons de connaître le remède.
Oh! rien de plus simple: nos plus grandes célébrités littéraires, nos Grands Officiels
de la Pensée, ont trouvé: IL SUFFIRAIT DE DÉSARMER L'ALLEMAGNE !
Mais quoi, direz-vous, l'Allemagne n'est-elle pas déjà désarmée? Comment désarmer ce
qui est déjà désarmé? - N'importe: il faut désarmer l'Allemagne, même déjà
désarmée! - Mais l'Allemagne, comme d'ailleurs la France, est désormais un PETIT pays
et nous n'avons plus de temps à perdre à nous occuper de cette province alors que deux
empires gigantesques nous posent de véritables problèmes, eux! - N'importe, dit le
littérateur, il faut désarmer l'Allemagne même déjà désarmée et il n'y aura plus
que calme, délices et blandices sur terre: désarmez l'Allemagne même déjà désarmée,
vous dis-je.
A la réflexion, il nous a paru que le manifeste publié dans le dernier numéro des
" Lettres Françaises " a vraisemblablement été écrit en 1920, peut-être
même en 1875 ; la critique interne de ce texte nous incline à penser qu'il appartient à
la période d'enfance de ses signataires. Après tout, dans une époque où tout est à
l'envers, il n'est pas étonnant que les Grands Officiels de la Pensée, au lieu de voir
dans l'avenir, ne voient que dans le passé.
Dans leur désir de se substituer même aux chefs d'armées, nos hommes de lettres sont
devenus semblables à ces fameux généraux dont il est dit " qu'ils sont toujours en
retard d'une guerre ". Tous ils sont devenus (et pour une fois ce mot a réellement
un sens) des " révolutionnaires ".
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