Un hebdomadaire littéraire,
en date du 9 novembre 1946, dans son éditorial non signé, s'étonne de ce que figure sur
la liste noire du C.N.E. un écrivain qu'il présente sous les plus belles couleurs.
Celui-ci vient de publier (sous son nom) une plaquette présentée comme clandestine par
l'auteur et par le commentateur. Celui-ci ajoute :
"Indésirables, presque tous les grands
poètes le furent au moment de leur publication... Et on l'a bien vu encore pendant les
années d'occupation où seul l'indésirable était lu. Mais, de Molière à Hugo, de
Villon à Rimbaud, nous avons encore bien d'autres illustrations de cette règle: le
poète est d'abord un opposant..."
Ainsi, il est possible de voir aujourd'hui assimiler aux écrivains qui furent "
indésirables " pour les Allemands et les traîtres, ceux avec lesquels ces mêmes
écrivains se refusent à collaborer parce qu'ils furent les collaborateurs des Allemands
et des traîtres. Le " poète " qui est l'occasion de ce singulier commentaire,
est-il l'objet du genre de persécutions qui atteignirent, par exemple, Robert Desnos?
Est-il obligé de prendre un pseudonyme? Est-il traqué par la police? A-t-il dû quitter
son domicile, se cacher? Non. Il signe, il vit comme tout le monde.
Puisque le commentateur l'ignore, apprenons-lui qu'il a été mis sur la liste noire du
C.N.E. parce que, utilisant sa connaissance des langues (dont s'émerveille ledit
commentateur) il prenait à Radio-Paris les écoutes des radios étrangères, pour MM.
Laval et de Brinon, que, dans la même période, quand il suspectait quelqu'un
d'appartenir à la Résistance, il lui envoyait des lettres sur l'enveloppe desquelles il
écrivait : Vive Staline! pour les désigner à la Gestapo. A la Libération, il a
harcelé les écrivains patriotes de lettres d'injures, et de menaces de mort. Mis sur la
liste noire, il a écrit à plusieurs reprises au C.N.E. pour demander son maintien sur
cette liste. Il considère donc comme honorable le voisinage des traîtres. Il n'y a pas
de raison de lui refuser cette compagnie.
Mais enfin, ceux qui n'auraient lu que l'article du journal littéraire dont nous parlons,
pourraient vraiment croire qu'il s'agit d'un poète qui prend rang de Molière à Hugo, de
Villon à Rimbaud. Un échantillon de sa poésie, nous choisissons simplement le plus
court de l'ouvrage qui a tant plu à La Gazette des
Lettres, permettra aux lecteurs de juger s'il y a ou non, de la part de ce journal,
abus ou impudence:
PARIS MA GRAND'VILLE
Trois millions de dénonciateurs
Sous l'oppresseur
Hitlérien.
Trois millions de dénonciateurs
Sous l'oppresseur
Stalinien.
Trois millions de dénonciateurs
Attendant tout oppresseur,
Lettre en main
Et trois mille écrivains
Applaudissant:
"C'est bien! "
Nous ignorons ce que trois millions de
Parisiens pensent des goûts esthétiques de l'audacieux critique, mais pour nous,
écrivains, qui ne sommes pas trois mille, il nous semble que ce n'est pas cette fois
encore qu'il faudra déranger les ombres de Villon et de Rimbaud.
Anonyme, Lettres Françaises, 22 novembre 1946.
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DES MALADRESSES DES BOURGEOIS
STALINIENS DANS LA CALOMNIE
Tout poète
prolétarien, les communistes le tueront
Tout génie antifasciste, les communistes l'abattront.
Une fois de plus les grands héros que sont nos littérateurs " de la Résistance
" (quelle Résistance?) viennent de briller par leur courage: n'osant s'en prendre à
moi parce que je n'hésite jamais à les fustiger comme ils le méritent, ils tentent
d'intimider un critique qui a eu le tort de parler d'un poète anarchiste, ce qui
constitue le plus grand crime aux yeux des nouveaux maîtres. Les critiques doivent savoir
que l'existence d'un poète anarchiste est tellement dangereuse que personne ne doit
jamais prononcer son nom. J'avertis ces messieurs que ce procédé, peu digne de héros
professionnels, ne restera jamais impuni. Nous, anarchistes, nous sommes ainsi faits que
nous n'aimons pas beaucoup la lâcheté.
Je recommande très chaleureusement à tous mes lecteurs un texte paru dans le dernier
numéro des Lettres Françaises, page 5, dernière colonne de droite. Je l'imprimerai
soigneusement en tête de la prochaine édition de mes poèmes et ferai tout pour qu'il
soit très connu. Dans ce texte, le syndicat de littérateurs réactionnaires qu'on
appelle " Comité National des Écrivains " attaque l'éditorialiste de
l'hebdomadaire La Gazette des Lettres pour m'avoir consacré quelques lignes.
J'invite le lecteur à remarquer qu'en compensation sur la même page, avec des
considérations grotesques, cet organisme tresse une couronne à Pierre Benoît.
Ce texte mérite d'être examiné de près, car c'est un document clinique de premier
ordre et je n'aurai aucune peine à le démontrer. La sottise ne serait pas un danger pour
le sot, si elle ne l'inclinait à penser que tous les hommes partagent sa sottise: or l'un
des traits caractéristiques des staliniens est de penser que tous sont aussi déficients
qu'eux intellectuellement et moralement. Cela explique pourquoi le " Comité National
des Écrivains " a commis l'imprudence de publier ce texte qui se retourne
immédiatement contre lui, bien mieux, qui contient en lui de quoi contredire tout ce
qu'il veut prouver. Je ne peux que lui en être reconnaissant, puisqu'il me donne ainsi
l'occasion de lui rafraîchir un peu la mémoire.
Car l'amnésie est un autre trait caractéristique de cette maladie mentale qu'on appelle
stalinisme. Folie, à vrai dire, fort commode: on oublie ainsi qu'Aragon, l'homme le plus
méprisé de Paris, a publié une certaine préface à un catalogue de livres d'art volés
par les nazis (si j'avais fait le centième de cela, on m'aurait déjà fusillé) ; cela
permet d'oublier que lors de leurs réunions sous l'occupation, les innombrables
écrivains de la Résistance ne furent au plus que sept, tandis qu'au lendemain du départ
des Allemands, ces courageux se chiffraient par centaines.
Et cette amnésie toute particulière, encore plus intéressée qu'intéressante, permet,
en ce qui me concerne, d'oublier un certain nombre de faits; les rédacteurs de L'Humanité ne se souviendraient-ils pas qu'ils furent
pendant l'occupation fort heureux de disposer des écoutes de radios anglaises,
américaines, russes, algéroises, que je leur fournissais ? La rédaction de L'Humanité, étrangement amnésique, ne se
souviendrait-elle pas qu'elle me proposa une rémunération pour les dangers que je
courais? Ne se souviendrait-elle pas que je répondis que les dangers me sont
indifférents et que, puisqu'alors j'étais communiste, il me plaisait de travailler
gratuitement pour mes idées? Les rédacteurs de
L'Humanité, pris d'une folie inquiétante, ne se souviendraient-ils pas qu'en
août 1944 ils n'eurent rien de plus pressé que de continuer à m'utiliser ? Auraient-ils
par hasard oublié que ce fut moi qui, au printemps de 1945, définitivement dégoûté de
ces réactionnaires, mis fin à toute collaboration avec eux? (Je m'excuse auprès de la
rédaction de L'Humanité: j'ai gardé beaucoup
d'amitié pour ceux que j'y ai rencontrés; ce n'est pas de ma faute si le provocateur
Aragon me contraint aujourd'hui à tenir ce langage; je sais d'ailleurs qu'Aragon les
surveille et, au besoin, les dénonce à Moscou; et j'en suis révolté pour eux).
Mais, ainsi que le disait jadis mon bon maître Guéhenno, envers qui je garde beaucoup
d'affection bien qu'il me juge tout à fait insupportable (insupportable aux successifs
tyrans, évidemment), " Revenons-en aux textes ".
Si j'étais psychiatre, je commencerais par me demander par quelle aberration le
scribouillard en service commandé qui rédigea cette saleté peut reprocher à
l'éditorialiste de La Gazette des Lettres de ne
pas signer alors que lui-même ne signe pas, craignant sans doute de voir son nom lié à
son écrit.
Mes poèmes, dit ce folliculaire soigneusement anonyme, ont été publiés "
clandestinement ". Nous ignorions tous jusqu'à présent que la Fédération
anarchiste était clandestine.
" Je viens de publier ces poèmes ". Je me souviens pourtant de les avoir
adressés il y a bientôt un an au fils à papa Claude Morgan, directeur du Je suis
partout stalinien, avec une épigraphe manuscrite que cette cervelle de " minus
habens " bourgeois n'a pas dû oublier.
Puis le texte devient de plus en plus curieux: il constitue un admirable témoignage de la
démence frénétique qui saisit automatiquement les " communistes " dès qu'ils
ont devant eux un homme du peuple qui leur résiste au nom des idéaux révolutionnaires
prolétariens. Le folliculaire soigneusement anonyme du journal stalinien nazi s'étonne
que je ne prenne pas un pseudonyme, que je ne quitte pas mon domicile, que je ne me sois
pas caché. Et pour quelles raisons, grands Dieux, aurais-je tremblé dans ce domicile où
je me suis réfugié à l'insu de tous à la fin de 1942? Pourquoi prendrais-je un
pseudonyme alors que mon nom terrorise les bourgeois communistes, ces ennemis numéro un
de la Révolution prolétarienne? Puisque mon domicile intéresse tant ces gens, qu'ils
viennent donc se renseigner, ils apprendraient entre autres choses qu'à partir d'août
1944 vinrent chez moi tous les matins, non pas les policiers dont ils rêvent, mais un
motocycliste du cabinet particulier du Général de Gaulle ainsi qu'un cycliste de... L'Humanité.
Ils apprendraient même que, dernier fruit de mes activités criminelles, je reçois
encore aujourd'hui, sans doute afin de me convertir, un service gratuit du catéchisme
quotidien de la religion " communiste ", autrement dit de L'Humanité.
Le scribe soigneusement anonyme continue: " Utilisant sa connaissance des langues, il
prenait à Radio-Paris les écoutes des radios étrangères pour MM. Laval et de Brinon
". Moi qui suis d'extrême-gauche et non pas stalinien, j'avoue que je n'aurais
jamais eu l'idée abracadabrante d'accuser quelqu'un parce qu'il aurait gagné son pain,
en cette époque de famine, plutôt au Radio-Paris hitlérien qu'au Radio-Paris "
démocratique " ou qu'au Radio-Paris stalinien. Je n'en suis que plus à l'aise pour
promettre une pension viagère à notre " écrivain engagé " s'il peut prouver,
non pas que j'ai mis un seul instant les pieds à Radio-Paris (ce serait impossible), mais
même que j'ai " approché " ce poste. Je suis même navré d'apprendre à ce
bourgeois fasciste que, non content de n'avoir jamais travaillé à Radio-Paris, j'ai
poussé la provocation jusqu'à n'avoir jamais, strictement jamais, littéralement jamais,
écouté Radio-Paris, pendant l'occupation allemande; au cabinet du Général de Gaulle,
on s'étonna même du fait que je fus sans doute le seul en France dans ce cas.
J'ajouterai que depuis la fameuse " Libération ", dont la principale
caractéristique est de n'avoir rien libéré, je n'ai pas davantage travaillé au
Radio-Paris russe de langue française, ni ne l'ai davantage écouté.
Je m'étonne au surplus que l'anonyme valet de plume des bourgeois aragonisés me reproche
d'avoir écouté sous l'occupation " les radios étrangères ". Si je ne suis
pas à mon tour frappé d'amnésie, il me semble bien qu'écouter à ce moment-là les
radios étrangères, c'était écouter exactement tout ce qui n'était pas allemand.
Eluard, malgré son fanatisme en faveur de la bourgeoisie et de la réaction, était
beaucoup plus dans la vérité lorsque, dans ces années-là, il déclara publiquement que
je devais chercher une occupation moins dangereuse (ce qui revenait à ignorer totalement
mon caractère, qui est de se porter naturellement là où il y a le pire danger). Je
m'étonne davantage encore que le parti réactionnaire stalinien me reproche aujourd'hui
d'avoir pris ces " écoutes de radios étrangères " qu'il me suppliait de
prendre il y a quatre ans. Sans doute aussi une " amnésie ".
Mais, dit ce bourgeois confortablement
installé dans la place après avoir " résisté " (à quoi?) en un calme
village, "vous avez écouté les radios étrangères pour MM. Laval et de Brinon
". C'est là qu'on surprend les staliniens en état de pure démence.
Je suis prêt à payer une seconde rente
viagère à notre monsieur soigneusement anonyme s'il peut prouver que j'ai travaillé
pour M. de Brinon ; je rappelle à ce propos que, lorsque j'ai refusé de quitter les
idées d'extrême-gauche, le Comité Central du Parti stalinien n'hésita pas à dire
partout que j'avais été le secrétaire de de Brinon pendant l'occupation; cependant
aucun stalinien, pris en flagrant délit de calomnie, n'accepta de signer une déclaration
écrite portant cette invention: la dernière version de la calomnie typiquement
stalinienne à laquelle nous avons affaire aujourd'hui constitue donc une première
reculade; il y en aura d'autres. Quant au fait que M. Laval ait eu ces bulletins
d'informations entre les mains, notre idiot de service devrait bien se rendre compte que
le travail d'information d'un homme connaissant une vingtaine de langues étrangères et
connu pour son extrême indépendance intéresse forcément tous les dirigeants, quelles
que soient leurs tendances. D'ailleurs, je ne laisse pas d'être épouvanté pour les
staliniens français à l'idée que la rédaction de L'Humanité
ait reproduit avec tant d'empressement pendant si longtemps des informations provenant
d'une source qu'elle proclamait aussi criminelle; il faut être fou pour se mettre dans un
si mauvais cas. Les Vichyssois me reprochaient de travailler pour la Résistance, mais je
me faisais respecter d'eux, car " je les envoyais promener " avec une énergie
dont quelques-uns se souviennent encore; j'ai pris l'habitude de traiter tous les
fascistes comme ils le méritent: que les staliniens se mettent donc dans la tête qu'il
faut bien qu'ils acceptent que je " les envoie promener " eux aussi.
Nous en arrivons maintenant à la partie la plus démentielle du texte écrit de
l'écrivaillon soigneusement anonyme. " Quand il suspectait quelqu'un d'appartenir à
la Résistance, il lui envoyait des lettres sur l'enveloppe desquelles il écrivait:
" Vive Staline " pour les désigner à la Gestapo. A la libération, il a
harcelé les écrivains patriotes de lettres d'injures et de menaces de mort ". Je
comptais déjà publier moi-même, sous le titre de " Lettres indésirables ",
ces fameuses lettres. Tout mon entourage sait que j'étais communiste sous l'occupation.
C'est au nom des idéaux communistes que les staliniens se font une spécialité de trahir
que je me suis indigné contre une demi-douzaine de personnages que je voyais en train de
devenir exactement semblables aux hitlériens; je leur fis part de mon indignation (j'aime
être franc, moi, et je n'attaque pas les gens derrière leur dos) en leur reprochant
précisément d'être des nazis, des hitlériens, des fascistes, etc; j'attaquais en eux
le nazisme au nom des idées révolutionnaires et prolétariennes; après le départ des
Allemands je continuai (et je continuerai) à attaquer en eux le nazisme; comme j'étais
communiste et que naïvement je ne me rendais pas encore compte que Staline était
l'anticommuniste numéro un, je crus bon de mettre son nom à la fin de ces lettres; ces
lettres, je les ferais plus énergiques encore si j'avais à les réécrire, car, depuis,
nos bourgeois fascistes, appelés " staliniens ", m'ont amplement prouvé qu'ils
n'avaient rien à envier aux nazis. C'est assez dire à quel point ces quelques lettres
n'étaient dangereuses que pour moi; c'est assez dire aussi combien est explicable la
fureur contre moi de ces émules français des S.S. Il est absolument faux que j'aie
menacé de mort qui que ce soit, à moins que ce soit menacer de mort M. Aragon que
d'écrire " mort au fascisme ". Quant aux " injures ", tout le monde
sait que c'est ainsi que se nomment dans la curieuse langue des assassins réactionnaires
staliniens les vérités qu'on assène à ces messieurs. Je défie qui que ce soit des
quelque 5 ou 6 nazis ainsi attaqués de reproduire intégralement ces lettres de moi, car
elles les condamnent (n'est-ce pas, M. Seghers ?): quand ils vous en parleront,
demandez-leur de vous les montrer et vous verrez la tête qu'ils feront. J'ajoute que le
secrétaire actuel de M. Aragon, qui était alors trotskiste et qui, depuis, est devenu
réactionnaire et s'est acquis une belle situation, a lui-même signé une de ces lettres.
Si j'avais la centième partie de la malhonnêteté et de la mauvaise foi pour lesquelles
les "communistes" sont si tristement réputés, je les accuserais ici,
officiellement, de quelque chose de très grave; malheureusement pour moi, je suis né
dans le peuple et n'ai guère vécu que dans le peuple, aussi ne sais-je pas affirmer 100
% une chose que je ne sais vraie qu'à 99 %. J'ai acquis la conviction, en rapprochant un
certain nombre de faits bizarres, que le parti communiste m'a dénoncé à la Gestapo en
juillet ou août 1943. Si un jour je réunis les preuves incontestables de la chose, je ne
poursuivrai pas le Parti communiste devant les tribunaux, car je trouve que c'est déjà
assez accablant pour lui que de n'avoir pas reculé devant une telle extrémité; et
d'ailleurs, en anarchiste conséquent, je refuse de poursuivre qui que ce soit devant les
tribunaux. C'est très probablement le fait de n'avoir pu se débarrasser de moi grâce à
la Gestapo qui est à la racine de la haine incommensurable et hystérique que ce parti
contre-révolutionnaire m'a vouée.
On connaît mal à l'étranger certaines choses du " paradis " soviétique
(étant internationaliste, je suis également solidaire des prolétaires russes soumis à
l'oppression) : on ignore généralement que la loi de dénonciation est là-bas une loi
fondamentale du régime; les dénonciations les plus appréciées par " le
gouvernement bien-aimé " (expression rituelle de la radio russe) sont celles de
l'enfant contre le père, du mari contre la femme, de l'ouvrier contre son camarade
d'usine, etc. ; on ignore surtout qu'une " tactique " est prévue contre
quiconque se refuse à remplir ce devoir élémentaire de tous, est prévue contre
quiconque se refuse d'être dénonciateur, c'est lui qu'on accuse publiquement d'être un
dénonciateur. On ne sait pas aussi assez à quel point le Parti soi-disant "
communiste " exige avant tout de tous ses membres qu'ils soient des mouchards. Il
s'ensuit que tout écrivain appartenant à une organisation littéraire stalinienne s'est
engagé à être un mouchard. Je m'étonne qu'il puisse y avoir un seul écrivain honnête
acceptant de publier à côté d'un membre stalinien du Comité National des Écrivains.
L'imbécile de service aux Lettres Françaises
ferait bien de s'inquiéter de son sort : ayant à choisir un texte de moi pour le
soumettre à la réprobation d'un public qu'il estime sans doute aussi stupide que lui, il
a justement choisi, très exactement, le texte qu'à aucun prix il n'aurait dû choisir :
Paris ma grand'ville
Trois millions de dénonciateurs
sous l'oppresseur
hitlérien
Trois millions de dénonciateurs
sous l'oppresseur
stalinien.
Ou bien ce Monsieur est idiot
(c'est plutôt vers cette thèse que nous inclinons) ou bien c'est une " vipère
lubrique " malignement nourrie au sein du " Comité National des Écrivains
" et détruisant ce que ce Comité infaillible prétend prouver; dans ce cas une
nouvelle épuration s'impose d'urgence.
Enfin on peut lire dans le texte soigneusement anonyme du porte-parole de la bourgeoisie
aragonisée un fait exact. Oui, c'est comme je vous le dis ; si invraisemblable que cela
paraisse, il arrive parfois aux staliniens de ne pas mentir. Il est très exact que j'ai
écrit à plusieurs reprises au Comité National des Ecrivains pour demander à rester sur
la liste noire. Je réitère ici, publiquement, cette demande. Je fus couché deux mois
après tous les autres sur une liste noire où j'étais seul, rigoureusement seul, non pas
à vrai dire par la Commission d'Épuration pour les Lettres qui (Eluard lui-même, qui
était fort en colère contre mon excommunication, me l'a dit) n'avait rien trouvé à me
reprocher, mais par le gang d'Aragon qui dut attendre ces deux mois pour réussir par
surprise et subrepticement à me frapper comme " trotskyste ". Ayant été
condamné par le C.N.E. parce que je ne voulais pas renoncer aux idées d'extrême-gauche,
il est parfaitement logique que je demande à rester condamné au nom des mêmes idées.
Je n'ai d'ailleurs pas écrit au seul C.N.E. pour demander que soit maintenue contre moi
toute ma vie cette mesure dont je suis très fier; ou pourra lire ci-contre le texte d'une
demande officielle que j'adressai il y a quelques mois au ministère de l'Éducation
Nationale.
Le lecteur normalement intelligent, c'est-à-dire non-stalinien, aura remarqué d'ailleurs
que tous les griefs portés contre moi par ces infects bourgeois sont d'un ordre
extra-littéraire; et pour cause; je défie bien qui que ce soit de trouver dans mes
écrits du temps de l'occupation une seule ligne que le plus rigoureux censeur puisse
incriminer. Pour votre amusement, je vous apprendrai que, pris d'une folie frénétique
devant le fait qu'au nom des idées prolétariennes un homme né dans le peuple leur
résistait, ces fils de bourgeois dénués de tout talent ont cherché jour et nuit,
pendant des mois, un seul mot, rien qu'un seul mot; et moi, ironiquement, je les
encourageais lorsqu'ils étaient trop désespérés, je leur écrivais: " Cherchez
encore! Cherchez mieux! Ne désespérez pas de trouver enfin quelque chose contre cet
insupportable Robin ! "
Le lecteur normalement intelligent, c'est-à-dire non-stalinien, aura remarqué que le
plumitif malencontreux des Lettres Françaises ne me nomme nulle part. Suis-je
donc tellement dangereux pour l'entreprise stalinienne d'asservissement des travailleurs
que même me nommer serait périlleux? J'en serais fort encouragé.
Que vont-ils faire maintenant? Le Parti " communiste " partageant avec le Pape
le privilège de l'infaillibilité automatique, il est évident que ces réactionnaires ne
vont pas se ranger à la seule solution qui serait intelligente: reconnaître purement et
simplement qu'ils se sont trompés d'un bout à l'autre sur mon compte; ils ne peuvent pas
s'être trompés: même si tout ce qu'ils disent est complètement faux. Le journal L'Humanité paraîtrait un beau matin avec cette
manchette: " M. Jean Paulhan a emporté la Tour Eiffel ! " il ne servirait à
rien que tous les Parisiens fassent remarquer que la Tour Eiffel est toujours-là; c'est
la Tour Eiffel qui aurait tort de n'être pas dans les bras de Jean Paulhan.
Je viens de publier une édition des " Poèmes de Boris Pasternak " ; on sait
que le plus grand poète russe actuel vient d'être interdit par la " démocratie
" soviétique. L'édition est vendue au profit des révolutionnaires prolétariens
victimes de la bourgeoisie communiste.
Les poèmes indésirables ont été traduits en
plusieurs langues, dont le russe. Un certain poème sur Staline notamment circule
maintenant à l'intérieur de la réactionnaire U.R.S.S. ; c'est la première fois que les
prolétaires russes enfermés dans une terrible prison reçoivent une aide leur permettant
de lutter contre leurs propres bourgeois et leurs propres capitalistes. Pour un
révolutionnaire, ça vaut la peine de risquer d'être assassiné, croyez-moi.
Que m'importe qu'on m'abatte au coin de la rue
J'écrirai des poèmes jusqu'à ce qu'on me tue.
Post-scriptum. - Aucune calomnie de la part des staliniens ne pouvant m'amener à réviser
mes conceptions antifascistes, pour marquer le coup, je viens d'adresser une " lettre
indésirable " au Comité Central du Parti communiste ; elle commence et finit par
" Mort au fascisme " ; Maurice Thorez va, du coup, se croire menacé
personnellement de mort. Gageons que les staliniens ne publieront pas cette lettre. Nous
sommes prêts à le faire.
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