On ne parle nulle part d'Armen Lubin.
Entendons-nous: depuis bien des années un petit nombre de connaisseurs et de passionnés
de la poésie lui ont déjà fait la place dont il est digne; le silence de la "
presse littéraire " à son sujet prouve seulement qu'il ne fait pas partie de ce
monde d'intrigues et de vanités hâtives qui se fait passer pour le " monde des
poètes ". Ajoutons encore qu'Armen Lubin n'a jamais rien fait pour obtenir qu'il
soit parlé de son œuvre et cela le met
encore plus à part en cette ère de propagande.
Cette sorte de résistance contre l'extérieur, Armen Lubin la dresse également contre sa
propre substance poétique intérieure: il semble s'armer de précautions pour rester
" modeste ", au sens excellent de ce mot, à l'égard de son poème, comme s'il
voulait ainsi s'assurer qu'il ne se laissera aller à rien écrire qui puisse lui attirer
une approbation un peu moins difficile ou un peu moins délicate. Il y a là une "
retenue " volontaire, qui interdit qu'on puisse trouver en ces poèmes un
quelconque appui pour une compréhension " utilisable " ; c'est sans doute ce
qui explique que les " critiques littéraires ", qui ont justement tant besoin
de ce genre de compréhension, ont de la peine à " trouver quelque chose à dire
" devant cette oeuvre, qui ne se prête pas au traitement ordinaire. Ici le lecteur
est contraint à une démarche agile où les pieds ne se posent jamais tout à fait nulle
part.
Armen Lubin vit depuis des années d'hôpital en hôpital, de sanatorium en sanatorium.
Alité, isolé, il a lié des amitiés avec des êtres qui, jour et nuit, patiemment,
savent écouter: une porte, un oreiller, l'enseigne d'un hôtel sont ses compagnons
permanents et compréhensifs. Armen Lubin est quelqu'un qui sait très bien se comporter
envers ce que nous appelons grossièrement " les choses " ; et les " choses
" lui rendent cette tendresse. D'où, bien au-delà de la maladie, transfigurant les
salles d'hôpital, une sorte de joie aérienne d'une extrême non-pesanteur.
D'où aussi l'absence de toute " insistance " dans ces poèmes. Armen Lubin
évite de propos délibéré les achèvements qui le changeraient en éléments solides,
donc abusifs et compromettants; la fragilité lui apparaît le salut: voudrait-il chanter
la mer, il choisirait pour éviter tout indiscret éclat de voix, de ne célébrer que le
passage d'une aile de mouette dans un vase, il ne contemple que l'imperceptible fêlure
qui menace (et d'autre part sauve) l'importune masse.
La place m'a manqué ici pour parler comme il conviendrait de ces poèmes; je n'ai pu que
rapidement les effleurer; mais peut-être justement est-il mieux, est-il plus " en
accord " avec eux, de seulement les effleurer.
Une brève citation d'un des poèmes encore inédits d'Armen Lubin illustrera
suffisamment, j'espère, mes quelques réflexions. On croirait lire, en chinois, du Li Tai
Po.
SOUS LA LOUPE
A l'hôpital où tous les maux sont nocturnes,
Le malade remonte le rideau couleur de lune.
Il laisse entrer l'air pur et le ciel étoilé
En leur disant avec rancune:
" Nous ne sommes pas rancuniers. "
La lune filtrée par les branchages
Promène des loupes savantes sur les lits.
Armand Robin, Le Libertaire, 15 janvier 1948