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Armand Robin: l'oeuvre libertaire

Lettre ouverte aux membres staliniens du Comité National des Écrivains
15 octobre 1945

   

 

Lettre ouverte aux membres staliniens du Comité National des Écrivains

Paris le 15 octobre 1945

Fils de bourgeois staliniens et sans talent,

Si je vous qualifie ainsi, c’est parce que c’est la façon la plus juste de le faire :

1)  Le parti stalinien désire tuer toute pensée révolutionnaire et toute pensée tout court ; il sait qu’il ne peut s’adresser aux écrivains venus du peuple pour une telle vilenie, mais il trouve ses meilleurs valets dans les ratés de la bourgeoisie ; les fils de bourgeois  de leur côté ont, faute de talent, besoin d’un parti qui soutienne mordicus qu’ils en ont et qui leur susurre la route la plus facile pour « parvenir » ; comme ces fils de bourgeois n’ont aucun scrupule envers le peuple, ils ne voient aucun mal  à participer à l’abêtissement  des foules, à la  destruction de tous les sentiments populaires. On peut aujourd’hui poser en règle à peu près générale qu’un écrivain appartient au stalinisme dans la mesure exacte où il est bourgeoisie et « arrivisme.

2) Qu’aucun de ceux qui ont voulu mettre la poésie et la pensée au service du stalinisme  n’ait de talent, c’est une constatation que toute l’opinion a pu aisément faire ; le propre de tout talent véritable est de n’être pas asservi  un talent véritable ne veut devoir qu’à lui seul tous ses succès et les succès qu’il désire sont des succès qui n’ont rien à voir avec la publicité, la célébrité, etc. ;  vous vous commencez par poser comme condition que le talent doit devenir propagande ; vous n’acceptez le poète que s’il vous donne des gages d’avilissement ; les meilleurs, dès qu’ils passent entre vos main, deviennent comme par miracle salis : Aragon, qui fut jadis un grand bonhomme, vous en avez fait une chose innommable ; Eluard, Eluard lui-même, qui conserverait pourtant de la pureté et de la grandeur jusque dans l’enfer, vous l’avez abaissé et c’est cette dernière infamie que peut-être l’avenir vous pardonnera le moins.

Ayant senti combien l’opinion vous a mal jugés, vous cherchez aujourd’hui à parer au mépris qui monte vers vous ; c’est pourquoi dans votre organe nazi « Les lettres Françaises », numéro du 6 octobre 1945, vous annoncez  la  nomination d’une commission chargée de réviser la « liste noire » des écrivains français ; sur cette liste , à côté de quelques traitres qui méritaient un châtiment (encore qu’en bonne logique, si on en juge d’après le principe patriotique français, il est hors de doute qu’Aragon devrait être le premier et le plus durement châtié), il  vous est arrivé de coucher les noms d’écrivains dont le seul crime était d’avoir refusé toute besogne d’asservissement, d’écrivains suspects à vos yeux  de sympathies pour le trotskysme et l’anarchisme. Aujourd’hui, après avoir constaté que l’opinion vous accuse à juste titre d’être responsables d’une des années où la vie littéraire française fut la plus basse, vous espérez qu’en atténuant votre ignominie, vous réussirez à la faire oublier toute ; vous montrant un peu moins infâme, vous escomptez qu’on vous clamera généreux. Les bourgeois peut-être, oui ; mais moi, venu tout droit du peuple, non !

Je vous écris cette lettre pour vous dire que j’exige de rester sur cette liste noire ; même si vous désiriez en retirer tous les noms, j’exige d’y rester, seul, je prendrai toutes mesures pour obtenir que cet honneur, que vous m’avez inconsciemment fait, reste un acquis pour tout le reste de ma vie.

J’ai été inscrit sur cette liste sans que vous ayez jamais été capable (et pour cause !) de formuler clairement un grief quelconque contre moi ;  pour m’y inscrire, vous avez attendu que la « commission d’épuration » proprement dite (qui avait été unanime à ne relever aucune charge contre moi) ait fini ses travaux et alors, deux mois après la clôture de toute la liste d’épuration, vous réunissant seuls entre vous, vous avez créé une liste… où j’étais absolument seul !

Les véritables raisons de me mettre sur la liste, vous n’avez jamais pu les exprimer, sachant bien qu’elles vous confondraient. Je vais les dire :

1)       J’avais la renommée d’être trotskyste et anarchisant ; je l’avais peut-être été pendant une autre période de ma vie, encore que je trouve plaisant d’être obligé d’avoir une couleur politique ; en tout cas, par un surcroît de ridicule pour vous, par suite des exigences de la lutte contre le nazisme et d’une immense admiration pour le peuple russe j’étais devenu stalinien depuis deux ans. Et au moment même où vous me condamniez, je travaillais pour l’Humanité (pour que votre dossier policier soit complet, je préfère vous dire tout de suite que depuis quelques mois – en dehors de mon cas personnel – les staliniens m’ont complètement dégoûté et que je fréquente de nouveau les trotskystes et les anarchistes, qui sont vraiment d’une autre étoffe que vous)

2)       j’avais commis en 1940 la triple faute impardonnable de laisser voir à Aragon le dégoût qu’un tel homme ne peut manquer de provoquer chez quelqu’un venant du peuple, de traduire Maïakovsky mieux que jamais il ne pourra le faire, d’écrire à Elsa Triolet qu’elle était (ce qu’elle est ou fait) une réactionnaire ; ces deux êtres qui vivent de hargne et de rage, ne pouvaient manquer de se venger bassement ; et comme il y a à l’intérieur de toute vengeance un élément qui se venge de la vengeance, ils le firent risiblement.

3)        Au moment où vous aviez monté en France une machine à déshonorer la poésie, j’exprimai à quatre ou cinq d’entre vous l’indignation où cette entreprise me mettait.

4)        Mais il y a bien plus : ce que vous, traitres à la pensée, à la poésie, au peuple, vous ne pouviez supporter de laisser impuni chez moi c’était ma fidélité à ces trois grandes choses ; ce que vous ne pouviez tolérer , car ce sera votre arrêt de mort, c’est l’apparition d’une âme prolétarienne, d’une conscience profondément, irréductiblement populaire ; si vous aviez pu me faire fusiller, vous l’auriez fait sous l’inculpation de posséder une âme prolétarienne.

5)        Sur un plan plus bas, qui est le vôtre, vous ne pouviez me pardonner mon attitude scandaleuse dans la « vie littéraire » ; j’ai refusé automatiquement toute « combine » tout « truquage », toute « utilisation » ; je refuse systématiquement tout ce qui peut me servir selon l’ordre du monde actuel, je ne fréquente aucun salon, aucun café, aucune antichambre, bref aucun lieu où il soit utile de paraître ; au lieu de me faire de la propagande, je m’efforce par tous les moyens de faire moi-même contre moi la contre-propagande la plus grande possible ; je prends plus de plaisir à parler avec un paysan ou un ouvrier qu’à bavarder avec un millionnaire stalinien. Je n’ai pas encore oublié que l’essentiel n’est pas de « paraître » mais d’ »être ». Étant donné la façon dont vous vivez, il n’est pas étonnant qu’une telle attitude vous paraisse aussi inconcevable que ne l’est un crime pour un honnête homme.

Lorsque vous fûtes si infâmes contre moi, je fus très gentil pour vous : je vous proposais de vous révéler ce que j’avais fait non dans la Résistance littéraire, cette méprisable farce, mais dans l’authentique Résistance ; le sacrifice était grand : il est dur pour quelqu’un qui « est » antinazi (et je le suis essentiellement et en permanence puisque me voilà en train de vous dire vos justes vérités) d’avoir à le « paraître » ; je pris la peine de vous faire remarquer que je faisais cette démarche  par souci de vos intérêts et non des miens ; à ce moment-là me restaient certaines illusions naïves qui m’empêchaient de voir  que vous étiez le « crime contre l’esprit »,   le seul qu’il soit interdit de pardonner ; pour vous épargner une vilenie et un acte grotesque, j’écrivis même à ce brave Morgan, j’écoutai même le mouchard Queneau.

Une année auparavant, en août 1943, avec quelques camarades je vous avais déjà maladroitement, mais purement avertis ; dans deux pages intitulées « un peu de clarté » j’avais dénoncé cette atteinte à l’honneur des poètes que vous aviez nommée « Poésie de la Résistance » ; comme alors je travaillais dans la Résistance et qu’au surplus la Gestapo me traquait en ce même mois d’août, je ne pouvais accepter sans protestation une littérature ( ?) de propagande qui salissait  les deux choses les plus respectables en ce temps-là : la +Résistance et la Poésie. (J’ajoute qu’à ce moment-là je travaillais pour votre part, mais pas par arrivisme, moi).

Vous pouvez rire et ricaner : le visage grimacier que vous avez voulu imposer à l’homme comporte une fatalité qui se retournera rapidement contre vous. Vous avez tort de rire : l’homme que vous avez condamné l’an dernier pour la seule raison qu’il venait du peuple et qu’il était resté peuple, veut au nom de la pureté rester condamné par vous : il veut pour ses « intérêts »( il s             ait aussi, trente unième langue, parler votre langue) rester devant les hommes à venir un condamné ; il sait, avec la certitude que seule donne la perception des vérités fondamentales, qu’il sera sauvé dans la mesure exacte où vous l’aurez condamné/

Armand Robin

 

Ps – je vous demande de me faire attaquer dans tous vos journaux, hebdomadaires, revues, etc, : plus vous m’attaquerez, plus je serai fier et fort.

Je sais qu’il y a des militants de votre parti (des purs ceux-là) qui font des démarches auprès de vous pour que mon nom soit enlevé de la liste noire. Ils font ces démarches sans mon consentement et bien sûr je leur ai demandé de ne rien dire. (De même j’ai demandé aux gens chez qui je me suis caché sous l’occupation de ne le dire à aucune occasion. Mort à la propagande ! )

Ce texte (ainsi que les poèmes du recueil « les Poèmes Indésirables ») sont passés à l’étranger ; ainsi vous ne pourrez jamais plus les détruire. Ce texte sera publié dans l’édition des « Poèmes Indésirables » qui va sortir.

Encore un mot. Ce texte était prêt depuis quelques jours ; j’ai tenu à le relire plusieurs fois dans la crainte qu’il y ait eu quelque exagération dans les graves accusations que je porte contre vous : IL N’Y EN A AUCUNE ; au contraire, mes expressions n’ont pas été assez sévères pour la besogne que vous avez acceptée de faire. Si vous aviez réussi, toute la terre serait muette.

Vous pouvez céder ou ne pas céder devant moi ; cela m’est parfaitement indifférent, ou plutôt pour vous, il vaudrait mieux que vous répariez, pour moi ce serait moins bien ; la seule chose que je tienne à recevoir de c’est l’injustice ; je viens du peuple et être approuvé de vous vous d’une manière ou d’une autre me salirait, serait le signe que j’aurais trahi.

Il est superflu d’indiquer qu’il ne s’agit pas entre nous d’une querelle littéraire, mais d’une lutte essentielle Où JE SAIS QUE JE VAINCRAI ; votre seule ressource contre un poète venu du peuple et resté fidèle au peuple est de l’assassiner, mais ce serait me donner définitivement et plus vite raison.

Et maintenant, si vous êtes sages, taisez-vous. Devenez aussi petits que vous l’êtes. La partie pour vous est perdue, vous ne pouvez plus échapper à la justice du peuple.

Armand Robin

 

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