Bien que ce soit faire trop d'honneur à ces
réactionnaires que de perdre quelques minutes à s'occuper d'eux, nous devons relever une
" chose " d'une bassesse extrême, parue dans le numéro du 22 janvier 1948 des
" Lettres françaises ", organe officiel du M.G.B. en littérature et
rendez-vous des dénonciateurs au service des pires conservatismes. " Cela " (on
est obligé de parler au neutre pour être exact, car " cela " ne mérite pas
d'être appelé un texte) s'intitule: " Les ennuques ne sont pas heureux ". Les
ennuques, ce sont André Breton, Benjamin Péret et tous les surréalistes qui ont gardé
assez de substance et de force intérieures pour n'avoir pas besoin de s'aragoniser. Je ne
suis aucunement surréaliste; mais, à moins d'être rempli plus qu'il ne semble possible
de l'être, de cette malhonnêteté qui a rendu si tristement célèbres la bourgeoisie et
la petite-bourgeoisie et qui, par conséquent, était destinée à devenir le trait
distinctif des staliniens, tout homme ayant quelque respect ou quelque amour pour les
comportements sincères, ne peut que se sentir personnellement offensé' en lisant cette
" chose ". Il n'est pas une ligne (je dis bien: une) qui ne soit un mensonge,
une malpropreté, une sottise. Aucun doute: la nouvelle bourgeoisie n'a rien à craindre
de ce vilain monsieur; d'évidence, il est invinciblement armé contre toute vérité,
tout talent, tout courage surtout. Nous n'avons point le goût de fouiller dans les
saletés; cependant, précautionneusement, prenons-en une dans l'abondant monceau: selon
ce petit-bourgeois, la poésie des surréalistes restés fidèles " s'abreuve aux
aisselles d'une poupée patagone et non à la tombe de Robert Desnos ! ". Il n'est
sans doute guère possible d'accumuler davantage de puanteur en aussi peu de mots!
Par surcroît, cet agent du M.G.B. devrait bien aller à l'école pour apprendre, si
toutefois cela peut entrer dans son cerveau, qu'on ne " s'abreuve " pas à une
tombe, ni même à une aisselle, fût-elle une aisselle de poupée et la poupée fût-elle
" patagone " (au fait, ni Breton, ni Benjamin Péret ne semblent avoir été
très soucieux de Patagonie; si ce monsieur y a pensé à leur sujet, ne serait-ce point
parce qu'il en vient ?)
Mais laissons-là ce débile mental. Il sera du reste bientôt remplacé à son poste,
dès que ses maîtres contre-révolutionnaires auront jugé qu'il ne peut plus servir
efficacement la bourgeoisie.
Il y a environ deux ans, parlant ici du cas de Paul Eluard, nous qualifiâmes le parti
soi-disant communiste de " trust de toutes les idées réactionnaires ". A notre
connaissance, ce parti n'a pas démenti et tout porte à croire que, concentrant ses
forces sur la tâche de défendre le vieux monde, il ne nous démentira pas encore cette
fois-ci. Ce parti a, en effet, de plus en plus clairement démontré qu'il tient à être
ce trust.
Les derniers " mots d'ordre " littéraires de cette organisation sont typiques
et valent la peine d'être révélés aux lecteurs du " Libertaire ", bien que
nous fassions à ces derniers l'honneur de penser que ces activités peu sérieuses ne les
préoccupent guère. Les éditeurs suisses de l'Anthologie de la poésie française qui
vient de paraître à la Guilde du Livre, les membres du Comité de rédaction de la revue
" La licorne ", etc., ont été sommés de ne publier " ni écrivain
collaborationniste, ni existentialiste, ni surréaliste, ni trotskiste, ni anarchiste
" ! Autrement dit, seuls ont droit de cité les staliniens donnant toute garantie
qu'aucune idée originale ne les visitera, et les académiciens les plus ensommeillés.
Hors la nullité, point de salut!
Ces messieurs, que leur comportement ultrafasciste rend incapables de constater le fait le
plus évident, vont croire, à la lecture de ces lignes, que nous les haïssons, que nous
sommes " contre " eux. C'est bien plus simple et bien plus équitable: nous ne
les haïssons pas, nous les méprisons; nous ne sommes pas " contre " eux, nous
sommes " en dehors " d'eux. Plus exactement encore, nous nous indignons des
moments qu'ils nous font perdre en nous obligeant de temps à autre à nous occuper d'eux.
Mais ils auraient tort de penser que cette indignation est tournée contre eux; elle n'est
tournée que contre nous-mêmes, au moment où nous nous surprenons en train de céder à
la faiblesse de tenir compte de ces farceurs; nous suivons une voie qui est entièrement
différente de la leur (et de celle de leurs soi-disant ennemis) ; nous nous en voulons de
détourner de temps en temps la tête pour regarder, loin, derrière nous, très loin, ces
ennuyeux conservateurs.
Armand Robin, Le Libertaire, 29 janvier 1948