Messieurs les officiels commis
à la poésie,
Ayant appris par Le Littéraire l'existence
surprenante de votre Comité d'Épuration pour les Lettres, je viens vous demander de
prendre une sanction contre moi.
Je vous la demande au nom de l'antifascisme absolu et des idées réellement
d'extrême-gauche; vous n'êtes pas sans savoir que telle fut, telle est, telle restera
mon attitude; or une telle attitude, Messieurs, est indésirable et doit être honnie de
quiconque tient à l'honneur et surtout au calme de nos Lettres Françaises.
Les poétereaux bourgeois autorisés par l'État vous ont montré la voie. Ils m'ont banni
de leur compagnie, que je fuyais; ils m'ont exclu du monde de la vanité et des
intérêts, ce que justement je cherchais; ils m'ont désigné au mépris et aux
railleries de ceux qui se mettent du côté des puissants, ce que justement je désirais.
Ils ont eu raison: venant des travailleurs et m'obstinant malgré les réactionnaires
" communistes " à vivre parmi les travailleurs, refusant de faire le beau dans
les salons, les cafés littéraires, les antichambres où il est de bon ton qu'un
écrivain soit lâche, j'ai osé, scandale des scandales, être poète !
Où irions-nous, proclament par toute la ville les littérateurs à gages dits "
poètes engagés ", si paraissait en ces temps de famine, de massacres et de terreurs
absurdes, un poète qui tient à parler pour toutes les victimes ? J'espère, Messieurs,
que je n'aurai pas besoin d'insister longuement auprès de vous pour m'assurer l'honneur
de vos foudres. Vos foudres manquent encore à ma collection de foudres.
J'ai lu la liste de vos premières victimes, reproduite par la presse docile dite "
presse de la Résistance ". Il s'agit de littérateurs pour qui mon coeur n'avait
jamais battu et qui certainement me détestaient; vous avouerai-je que maintenant je me
sens du penchant pour eux ? J'ai l'esprit si malencontreusement formé que je préfère
les persécutés à leurs persécuteurs; même vous, si un jour vous étiez persécutés,
avec quelle joie enfin je vous estimerais! Oserai-je ajouter que j'ai longuement cherché
en quoi, moralement et intellectuellement, vous différiez de ceux que vous frappiez; je
n'ai trouvé que ceci: vous avez moins de talent qu'eux, mais vous avez l'avantage d'oser
leur faire ce que jamais ils ne vous auraient fait.
La littérature française, grâce à vous et à vos semblables, prend un chemin fort
étrange qui ne passe guère par le Paris de ces indésirables que furent par exemple
Rimbaud ou Verlaine. Il est à prévoir que d'autres variétés de méchants poètes,
s'appuyant sur les tyrans du jour, établiront d'autres listes de proscription; tout en
maudissant ce curieux siècle, je prends pour toute ma vie la seule décision qui soit en
harmonie avec lui :
Je me porte candidat d'avance pour toutes les listes noires. Une liste noire où je ne
serais pas m'offenserait.
|