Toute la presse sonne le glas
du lamentablement célèbre " Comité National des Écrivains ". Les démissions
pleuvent sur ce syndicat ridicule et réactionnaire. Son fondateur, Jean Paulhan, vient de
s'insurger contre lui "complètement" (nous soulignons ce dernier mot, car il
faut rendre à cet homme cette justice qu'il ne soutint cette entreprise que pendant
l'occupation, en un moment où il y avait du courage à le faire : ajoutons que, pour
employer une formule fort banale, mais fort exacte, " il n'avait pas voulu cela
"...).
Si nous voulions nous laisser aller à polémiser, on voit aisément ce que nous pourrions
trouver à dire contre la plupart de ces démissions: les rats quittent le navire qui va
sombrer : ils obéissent aux mêmes intérêts de rats qui les firent s'embarquer sur ce
navire tout flamboyant. Surtout l'antistalinisme qui dicte ces trop récentes attitudes ne
nous semble guère de bon aloi et sent l'anticommunisme : il ne ressemble en rien à ce
que doit être, à notre avis, l'antistalinisme : une affirmation des valeurs
révolutionnaires contre le sinistre mégathérium moscovite qui veut ramener l'homme à
je ne sais quelle nouvelle ère quaternaire.
Je ne veux même plus me souvenir de ce que je reprochai à ce Comité dès les plus
sombres jours de l'occupation, où pourtant il semblait avoir quelque raison d'exister :
" On ne lutte pas contre le fascisme en créant un autre fascisme: on ne combat pas
la mobilisation des esprits de l'autre côté du fleuve innocemment coupable en mobilisant
les esprits de ce côté-ci de ce criminel espace d'eaux ; la victoire sur l'ennemi est de
refuser ses armes ".
D'autre part, il m'apparaissait que la Résistance était trop périlleuse pour les hommes
qui s'y engageaient pour admettre sans protestation que de médiocres littérateurs
fissent carrière avec la mort des autres. Enfin, ne cessai-je de répéter, lutter contre
le nazisme ne peut être lutter contre notre frère, le travailleur allemand, victime
comme nous, et même victime avant nous -(on ignore trop en France qu'il y eut un million
d'Allemands victimes des camps de concentration: plus que de Français dans les maquis !).
En tout état de cause, me semblait-il, faire la guerre est avant tout l'affaire des
hommes de guerre: passe encore qu'on décrète: " Le poète prendra un fusil " :
ce qui ne peut " passer ", c'est qu'on demande au poète d'écrire sur commande
des poèmes belliqueux (on peut voir que je m'abstiens ici, volontairement, de porter un
jugement sur le caractère également " impérialiste " des deux " causes
" alors en présence).
Aussi n'ai-je pas le coeur de me réjouir des mésaventures de la sombre organisation à
laquelle nous devons, hélas, consacrer aujourd'hui encore quelques minutes. Je n'ai même
plus le coeur de répéter ce que je n'ai cessé de répéter depuis quelque cinq ans: à
savoir que la littérature de résistance vaut très exactement ce que vaut la littérature
de collaboration, toutes deux, étant au service d'oppresseurs détestables. Je ne peux
plus qu'être infiniment triste.
Oui, ce qui est infiniment triste dans cette sombre histoire, c'est que bien des
écrivains que nous aimons (et que je continue à aimer malgré tout) s'y sont compromis ;
je pense ici, avec une amertume extrême, à un véritable poète comme Eluard, à un
véritable esprit libre comme Paulhan. Ce qui est infiniment triste dans cette affaire,
c'est que des réfractaires à toute dictature, que des résistants sincères aient été
salis par cette "littérature" que nous renonçons à injurier simplement parce
que contre elle aucune injure ne serait assez forte. Ce qui est infiniment triste dans
cette affaire, c'est qu'on ait pu substituer une farce à ce qui, pour des millions et des
millions de travailleurs de tous les pays (1), a été littéralement l'Apocalypse. Ce qui
est infiniment triste dans cette affaire, c'est que, pour ne pas sortir de ce pays, un pur
artiste de la qualité de Jouhandeau ait été réduit au silence, alors qu'il n'y avait
que néant dans les accusations portées contre lui par des écrivaillons furieux de
n'avoir aucun talent. Ce qui est infiniment triste dans cette affaire, c'est que pour
plusieurs générations, tout poète désormais paraîtra lâche. Ce qui est infiniment
triste dans cette affaire, c'est que " la République des lettres " ressemblera
pour longtemps à un cimetière. Ce qui est infiniment triste dans cette affaire, c'est
que le Verbe est véritablement mort ; qu'il a été assassiné (et si je pouvais être
" patriote ", chose impossible pour tout poète digne de ce nom, j'ajouterais
qu'il est infiniment triste que la France ait fait tant d'efforts pour paraître si
sotte).
Enfin, il est infiniment triste que tant de forces aient été dépensées en vain pour ou
contre ce néant, qui par définition n'aurait pas dû exister. Tant d'absurdes
polémiques, au lieu de poèmes !
Il est vrai qu'on pourrait aussi établir un bilan positif de l'affaire: de même que la
littérature de collaboration avait " révélé " un certain nombre d'âmes
basses dont on sait désormais qu'il n'y a plus rien à attendre, de même la
littérature de résistance a " révélé " sous leur vrai jour un certain
nombre de personnages dont tout esprit honnête se méfiera désormais (soyons charitables
et ne nommons qu'Aragon; nommer Aragon, ce n'est d'ailleurs pas nommer un homme). Il est
très probable que dans une situation normale du monde, la bassesse de ces messieurs
n'aurait pu être aussi clairement " détectée ".
On me reprochera sans doute une trop grande indulgence envers les responsables de cette
farce. Je peux aisément répondre que j'ai été infiniment dur en toute occasion contre
ces gens, tout le temps qu'ils ont été tout-puissants; pour ne prendre qu'un exemple,
j'ai attaqué Eluard en ses jours d'omnipotence, mais aujourd'hui que son omnipotence a
passé, que ceux qui le craignaient s'encouragent contre lui, je serai le premier à le
défendre. J'ai demandé, en août 1944, à être inscrit sur la liste noire du Comité
National des Écrivains, je dus attendre deux mois pour obtenir satisfaction, pour être
condamné comme " antifasciste absolu " : j'ai donc quelque droit à ne pas trop
en vouloir à ce fameux Comité même pour ce retard que j'estime injurieux.
Dans le " Comité National des Écrivains " je condamne d'ailleurs, non les
hommes qui s'y sont réduits, mais le principe de l'ORGANISATION. Le véritable problème
est là : est-il admissible qu'un esprit entre dans une organisation politique quelles que
soient les circonstances et le sort même de l'humanité paraîtrait-il en jeu?
Dès que les hommes se rassemblent, ils travaillent pour quelque erreur, fabriquent des
idoles. Seule, l'âme solitaire est dialogue avec l'Esprit de Vérité: la confrontation
avec le Verbe ne peut avoir lieu que dans la plus désolée des solitudes et seuls peuvent
sauver ceux qui acceptent d'être implacablement désertés. Un seul
instant de tête à tête avec un ruisseau vaut mieux que des millions d'instants au
service d'une "organisation".
Avant d'en finir avec ce si déplaisant Comité, nous aimerions dire quelques mots à
l'adresse de Jean Texcier ; de toute évidence, ce " socialiste humaniste " est
un honnête homme et nous ne pouvons qu'être d'accord avec ce qu'il dit dans Gavroche au
sujet des acteurs de cette farce tricolore, ainsi que des valets de plume de la
collaboration qui jugeraient le moment venu de reparaître sur la scène en triomphateurs.
Mais pourquoi faut-il qu'il entre dans le jeu à la mode et qu'il établisse une
différence entre les écrivaillons de la Collaboration et les écrivains de la "
Résistance ", alors que les uns et les autres ont servi le même ordre de choses?
Jean Texcier, les uns et les autres, pour les mêmes raisons, ont également droit au
titre de martyrs dérisoires, que vous n'appliquez qu'aux uns. Jean Texcier, les martyrs
non-dérisoires de ces temps seront ceux qui n'accepteront absolument rien de tout ce qui
sera accepté; les martyrs non-dérisoires de ce siècle seront en rupture TOTALE avec
tout ce siècle: et ces martyrs-là, après avoir passé toute leur vie dans la
souffrance, n'admettront même pas qu'un honnête homme comme vous les nomme martyrs
véritables: ces hommes-là vous répondront qu'il n'y a pas à les louer, qu'ils n'ont
fait que faire, trop médiocrement, ce qu'ils devaient faire. Ils vous loueront
certainement, Texcier, pour votre bonne volonté; mais, plus certainement encore, ils se
passeront de vos louanges.
(1) Et je précise ici puisque personne ne le dit : " de l'Allemagne ".
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