La protestation de lecteurs contre notre
article sur Paul Eluard ne nous a pas surpris: bien des personnes nous ont exprimé leur
désapprobation pour ce qu'elles estiment une indulgence injustifiable et vont même, en
un sens, plus loin que notre camarade: à leur avis, admettre qu'Eluard soit un véritable
poète doit justement conduire à une condamnation sans appel de l'homme (c'est-à-dire en
fin de compte, du poète) : " S'il est le seul poète authentique qui ait accepté
ces basses besognes, son cas n'en est que plus grave."
Il nous semble que deux points nous séparent de notre camarade et de tous ceux que les
agissements d'Eluard révoltent à juste titre:
1. Nous persistons à penser qu'il y a jusqu'à un certain point, solution de continuité
entre l'Eluard que nous avons vu sur le devant de la scène depuis quelques années et
l'Eluard des années d'avant; la même chute verticale s'est produite en U.R.S.S. dans le
cas de Boris Pasternak : après avoir résisté pendant trois lustres aux fantasmagories
et aux chantages des littérateurs officiels, Pasternak s'est mis en 1941 à écrire
d'affligeantes platitudes patriotardes; dans un cas comme dans l'autre, nous en concluons,
non pas qu'Eluard et Pasternak furent dès l'origine des poètes d'une inspiration assez
basse, mais que le seul fait de se laisser staliniser les a conduits immédiatement à la
déchéance; le stalinisme abîme irrémédiablement tout ce qu'il touche. Reste
évidemment qu'il est extrêmement grave pour un poète de n'avoir pas assez de
résistance pour refuser à cette salissure l'accès de sa conscience ; il n'en est pas
moins vrai que selon nous, il est juste de tourner plutôt contre le stalinisme que contre
Eluard ces attristantes constatations;
2. Nous avions souligné que, si nous nous
permettons de prendre la défense d'Eluard, c'était parce que ces dernières
années nous n'avions eu qu'à nous plaindre de lui ; on ne peut et on ne pourra jamais
obtenir de nous que nous cessions de garder de l'amitié pour Eluard, bien que de son
côté il n'y ait plus que de l'inimitié, une inimitié pachydermique, inimitié
typiquement stalinienne. Ce genre de fidélité n'a plus cours dans la vie littéraire
actuelle, monopole des staliniens et des plaisantins de la soi-disant " Résistance
" ; raison de plus pour que nous y tenions.
Armand Robin, Le Libertaire, 13 septembre 1946