Aux dernières nouvelles, Paul Eluard, fier de
son tout récent ruban de la Légion d'honneur, s'est rendu en mission officielle
dans la Yougoslavie de Tito, c'est-à-dire qu'il a accepté de mettre la poésie au
service du régime qui a raffiné sur toutes les formes de fascisme déjà connues, du
régime qui a organisé les plus effrayants camps de concentration de la malheureuse
Europe actuelle, du régime qui est à l'avant-pointe (côté impérialisme russe) de la
préparation au troisième massacre mondial. C'est là de la " collaboration "
bien caractérisée. On se souvient du rôle joué par Eluard au Comité National des
Écrivains, ce syndicat de littérateurs bourgeois et de geôliers de l'Esprit; on se
souvient de la haine qu'il a déployée à la tête de la bande de minuscules Goebbels
hypocrites qui s'est abattue sur la littérature française.
Et, pourtant, ce n'est pas avec indignation, c'est avec une douloureuse tristesse qu'on
assiste à la perdition de ce poète. L'auteur de ces lignes souffre profondément des
jugements sommaires que suscitent partout les agissements d'Eluard autant que de ces
agissements même; il le dit d'autant plus librement qu'il n'a personnellement que des
raisons de se plaindre de lui: il ne peut cesser de porter une sincère affection et une
sincère admiration à celui qui fut un grand poète.
C'est donc une défense d'Eluard que j'entreprends. Oh! je sais bien qu'Eluard et ses amis
ne tiennent aucun compte de la valeur en soi des œuvres poétiques: un médiocre
écrit qui sert Staline est pour eux bien supérieur à l'oeuvre la plus géniale. Nous ne
les suivrons pas dans cette voie: nous n'avons pas à devenir réactionnaires parce que le
parti communiste est devenu très exactement le " trust de toutes les idées
réactionnaires " ; nous continuerons à penser qu'un grand poète reste un grand
poète, même s'il devient un criminel malfaisant pour le reste de l'humanité, ce qui est
le cas.
Or Eluard est toujours le grand poète qu'il fut un jour; j'espère fermement que l'avenir
ne lui tiendra pas rigueur de ses fautes d'à présent.
Eluard a été la victime du satanisme de ce siècle; il a mis un jour, sans s'en rendre
compte, un doigt dans l'engrenage du machiavélisme politique et en quelques années,
corps, âme, esprit, talent y ont passé tout entier. Eluard appartient à une
génération où le vrai visage de cette époque n'était pas encore aussi visible qu'il
l'est maintenant: il n'était pas besoin d'être aussi vivement sur ses gardes que doit
l'être maintenant, à chaque instant, quiconque veut éviter d'être entraîné dans des
entreprises où il semble d'abord qu'il y ait le bien et qui se démasquent l'instant
d'après comme étant le mal.
Eluard est un élégiaque; il manque de caractère à une époque où il en faut
terriblement; c'est un lieu commun de dire qu'il est un instinctif, un intuitif, un "
féminin " ; tout ceci a servi sa poésie: il doit à cette nature quelques-uns des
moments les plus miraculeux de la langue française ; Eluard a vécu en état de grâce
poétique. Dans une situation normale du monde, tout le poème d'Eluard se serait
développé uniquement sur le plan du merveilleux et nous n'aurions pas à mêler à
l'admiration un poignant sentiment de mélancolie.
Mais nous sommes dans une " situation " où tout est un piège: tout ce qui se
présente comme " libération " devient en vingt-quatre heures pire oppression;
tout ce qui se proclame justice se transforme en une seule nuit en pire injustice; ce qui
est proposé aujourd'hui comme le salut devient demain la perdition. Un homme comme Eluard
était la victime désignée d'avance pour toutes les séductions.
Quelques exemples pris dans la vie d'Eluard suffiront à illustrer cette constatation.
Pour être juste envers ce poète, il faut d'abord ne pas perdre de vue qu'il est né dans
la bourgeoisie, qu'il n'a guère fréquenté que des bourgeois et des snobs; il ne pouvait
percevoir comment à la Révolution prolétarienne russe de 1917 a été, très rapidement
substitué le plus épouvantable mouvement réactionnaire, un mouvement entièrement
dirigé contre les travailleurs ; il s'est rencontré avec le communisme dans la mesure
où celui-ci était l'expression ultime, achevée de la bourgeoisie; il affecta volontiers
des allures indifférentes au mal et au bien, alors que l'indifférence au mal et au bien
est justement l'un des traits les plus caractéristiques de la bourgeoisie et de la petite
bourgeoisie; pendant le deuxième des massacres mondiaux, il crut à la "
littérature de résistance" sans percevoir que, précisément, la
pseudo-littérature ainsi nommée marquait la ligne de moindre résistance de l'esprit,
avait pour caractère essentiel d'être une abdication au profit de l'un des grands
massacreurs de peuples.
Les intellectuels bourgeois communistes proclament que les intentions ne comptent pas;
nous n'avons pas à penser selon ce mode, sinon d'ailleurs nous serions obligés de tenir
Eluard comme étant, objectivement, un criminel de guerre. Eluard ne s'est pas défié du
subtil et du malin. C'est en un certain sens le contraire d'un Aragon et, à l'avance, il
faut protester contre la confusion qui se fait déjà entre le poètereau et le poète: un
Aragon crée le mal, Eluard se laisse prendre au mal;
les crimes d'Aragon sont du calcul, les fautes d'Eluard restent de l'innocence.
Eluard est entouré de flatteurs et d'exploiteurs. Il est fêté, décoré, "
promené " comme une grande bête célèbre. Les professionnels de l'asservissement
le proclament libérateur. Il appartient à ceux qui, authentiquement, lui veulent du
bien, d'avoir pitié de lui malgré lui, de défendre en lui sa qualité de poète qu'il a
laissé perdre. Eluard, inconsciemment, s'est mis contre l'humanité martyrisée; nous
espérons que l'humanité martyrisée sera généreuse et se souviendra seulement de lui
comme d'un grand poète tombé entre les mains du diable. Eluard peut devenir serf
davantage encore, les esprits restés libres doivent le disputer jusqu'à l'extrême
limite du possible aux forces d'oppression qui en ont fait leur instrument.
Armand Robin, Le Libertaire, 5 juillet 1946