Armand Robin: l'oeuvre libertaire * D'IVAN-LE-TERRIBLE à STALINE-LE-JUSTE : |
Voici,
traduit pour la première fois, le texte complet de la confession de Serge Eisenstein,
génial auteur des films " Le Cuirassé Potemkine " et " La Mère ",
aujourd'hui lèche-bottes du tzar rouge. Parue sous
forme de lettre aux éditeurs de " Culture et Vie ", revue moscovite, la
confession d'Eisenstein en dit plus long que tout un volume sur la décadence du cinéma
russe, ravalé à un conformisme abject aux ordres de Staline.
Il est difficile d'imaginer une sentinelle qui s 'évaderait dans la contemplation des
étoiles au point d'en oublier sa faction. Il est difficile d'imaginer un tankiste lisant
avidement un roman d'aventure au moment de monter en ligne. Il est difficile de croire
qu'il puisse exister un fondeur qui, au lieu de prêter toute son attention à la masse de
métal fondu coulant dans les moules, se détournerait de son travail pour contempler un
échantillon de sa propre fantaisie. Ce seraient de mauvaises
sentinelles, de mauvais tankistes et de mauvais fondeurs. Tous seraient de mauvais
soldats. Dans notre armée soviétique et dans notre production socialiste il n'y a pas de
mauvais soldats. Il est encore plus difficile d'imaginer que durant la dure période
provoquée par les exigences de notre réalité soviétique, de semblables soldats,
mauvais et incapables, fussent découverts dans les premières lignes du front littéraire
et artistique. En lisant et en relisant la résolution du Comité Central du Parti sur le
film " Grande Vie ", je revenais toujours à la question qui est mise en avant :
" Qu'est-ce qui peut expliquer les nombreux cas de production de films faux et
mauvais ? Pourquoi des directeurs soviétiques aussi connus que les camarades Loukos,
Eisenstein, Poudovkine, Korintsev et Trauberg firent-ils des films ratés alors que dans
le passé ils ont créé des films de grande valeur artistique ? "Je ne puis laisser
cette question sans réponse. Avant tout, nous faillîmes parce qu'au moment critique de
l'oeuvre nous, les artistes, oubliâmes un moment les grandes idées que notre art est
appelé à servir.
Certains d'entre nous oublièrent la lutte incessante qui se mène dans le monde entier
contre nos idéaux et notre idéologie soviétique. Nous perdîmes pour un temps la
compréhension de la tâche noble, militante, éducationnelle, qui incombait à notre art
durant les années du dur travail auquel tout notre peuple participe pour construire la
société communiste.
Le Comité Central nous montra précisément que l'artiste soviétique ne peut accomplir
son devoir à la légère et de façon irresponsable. Les travailleurs du cinéma doivent
étudier avec soin tout ce qu'ils entreprennent. Notre plus grande faute fut de ne pas
remplir ces conditions dans notre tâche créatrice. Comme une mauvaise sentinelle, nous
fûmes attirés par les choses non-essentielles, secondaires, oubliant les choses
principales, et ainsi nous désertâmes notre tâche. Nous oubliâmes que la chose
principale en art est son contenu idéologique et sa vérité historique. Comme de mauvais
fondeurs nous laissâmes avec légèreté le précieux flot créateur se déverser dans le
sable et se perdre, dans les recoins personnels, futiles. Ceci nous conduisit aux défauts
et aux erreurs dans nos créations.
Un avertissement, dur et opportun, du Comité Central, nous stoppa, nous artistes
soviétiques, dans tout mouvement nouveau sur cette pente dangereuse et fatale, qui
conduit à l'art pour l'art, vide et sans idéologie, à la création dégénérée.
La résolution du Comité Central nous rappelle avec une force nouvelle que l'art
soviétique a occupé une des places les plus honorables dans la lutte décisive de
l'idéologie de notre pays contre l'idéologie séduisante du monde bourgeois. Tout ce que
nous faisons doit être subordonné aux tâches de cette lutte. Dans la seconde partie de Ivan-le-Terrible, nous nous rendîmes coupables d'une
fausse représentation de faits historiques qui rendit le film sans valeur et malsain dans
le sens idéologique.
Nous connaissons Ivan-le-Terrible comme un homme de caractère ferme et de forte volonté.
Cela exclut-il dans la caractérisation de ce tsar la possibilité de certains doutes ? Il
est difficile de croire qu'un homme qui fit tant de choses inouïes et sans précédent,
ne songea jamais au choix des moyens, ou n'eut jamais une fois ou l'autre de doutes sur la
façon d'agir. Mais est-il possible que ces possibles doutes assombrissent le rôle
historique de l'historique Ivan ?... Est-il possible que l'essence de cette puissante
figure du XVIe siècle réside dans ces doutes et non pas dans sa lutte sans compromis
contre eux, ou dans son succès sans fin dans son activité étatique ?N'est-ce pas ainsi
que le centre de notre attention est et doit être Ivan-le-Bâtissseur, Ivan-le créateur
d'un nouveau puissant pouvoir russe unifié.
Le sens de la vérité historique m'a manqué dans la seconde partie de Ivan-le-Terrible.
Le privé, le futile et le non-caractéristique primèrent l'essentiel. Le jeu des doutes
apparut au premier plan ; le caractère volontaire du tzar et son rôle historiquement
progressif glissèrent hors du champ d'intérêt. En conséquence, j'ai donné à la
figure d'Ivan une impression fausse et erronée. La résolution du Comité Central
m'accusant d'une mauvaise présentation qui défigure la vérité
historique, déclare que dans le film Ivan est présenté comme " un caractère
faible et manquant de volonté, une sorte d'Hamlet ". C'est solidement fondé, et
profondément juste. Certaines impressions historiquement fausses de l'époque et du
règne d'Ivan-le-Terrible, qui se reflètent dans mon film, furent très répandues dans
la littérature pré-révolutionnaire. On les retrouve spécialement dans la présentation
des gardes de corps du tzar (opritchniki). Les travaux des classiques du marxisme sur les
questions d'histoire ont illustré et rendu assuré, pour nous, l'évaluation positive et
historiquement correcte des gardes de corps progressistes d'Ivan. A la lumière de ces
travaux, il n'eût pas été difficile de surmonter la fausse présentation que dans ses
écrits le prince traître Kubsky a donné des gardes de corps. Il eût été facile de
dévoiler les descriptions tendancieuses de l'activité d'Ivan qui nous furent léguées
par les espions historiens des puissances occidentales - Taube et Kruse - ou par
l'aventurier Henry Schtaden. Mais il était beaucoup plus difficile à chacun de surmonter
ses propres réminiscences de présentations
purement imaginaires, demeurées depuis l'enfance, par la lecture de livres comme ceux
d'Alexis Konstantinovitch Tolstoï, dans son roman Le Prince d'Argent, ou le vieux roman
Koudeyar. Comme résultat, dans le film, les Opritchniki progressistes furent présentés
comme une bande de dégénérés à peu près semblables à ceux du Ku-Klux-Klan. Le
Comité Central a condamné, justement, cette grossière mésinterprétation d'un
fait historique.
Sur la base de la résolution du Comité Central, tous les travailleurs de l'art tireront
la plus
importante conclusion, au sujet de la nécessité de mettre fin à leur attitude légère
et irresponsable concernant leur travail. Nous devons pleinement subordonner nos
créations à l'intérêt de l'éducation du peuple soviétique, et ne pas dévier d'un
iota de ce but. Nous devons maîtriser la méthode lénino-stalinienne de perception de la
vie réelle et de l'histoire d'une façon pleine et profonde, jusqu'à devenir capables de
surmonter tous les souvenirs ou résidus de notions anciennes qui, bien qu'elles soient
depuis longtemps effacées de notre conscience, essayent obstinément et malicieusement de
s'infiltrer dans nos travaux dès que notre vigilance créatrice s'affaiblit, un seul
instant. C'est la garantie que notre cinéma sera capable d'éliminer toutes les erreurs
et fautes idéologiques et artistiques qui pèsent comme un poids lourd sur notre art de
cette première année d'après-guerre. C'est la garantie que dans le futur immédiat,
notre cinéma créera, à nouveau des films artistiques d'une haute valeur idéologique et
dignes du siècle de Staline.
Tous les travailleurs de l'art doivent interpréter la difficile et juste critique de
notre travail, contenue dans la décision du Comité Central, comme un appel à une
activité ardente et fructueuse, un appel à nous, maîtres de l'art à remplir notre
devoir envers le peuple, l'Etat et le parti soviétique, en créant des films artistiques
hautement idéologiques.
Eisenstein, traduction Armand Robin, Le Libertaire,
26 juin 1947, authentifié par Mireille Guillet