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Armand Robin: la correspondance

lettres à Jean Guéhenno (1932 - 1940)

Plouguernével le dimanche17 juillet 1932

Monsieur,

Me voilà revenu encore une fois les mains vides de cette grande tombola: spectacle assez curieux, mais dont il ne faudrait pas s'indigner outre mesure, car que faire contre les caprices d'une roue qui tourne à l'aveugle, également prête à vous rendre heureux ou à vous ignorer? Acceptons donc ces légers incidents avec ironie et allons, sans illusion, essayer notre chance à d'autres tombolas, jusqu'à ce que tourne pour nous la roue de la mort qui, elle du moins, ne nous oubliera pas.

Je n'ai pas été surpris par les résultats: on m'avait appris auparavant que j'étais 43e à l'écrit; j'avais répondu: "Je serai 35e". A l'affichage de la liste, j'ai dû consoler mon pauvre ami Roche que je n'ai jamais vu dans une telle colère; je l'ai calmé tant bien que mal en lui rappelant les leçons de sagesse données par l'abbé Coignard à Jacques Tournebroche: je crois l'avoir convaincu, car nous sommes allés boire et banqueter ensemble, montrant ainsi que notre réflexion et notre philosophie étaient saines.

L'année prochaine j'irai sans doute comme boursier de licence à Lyon, puisqu'il faut bien que je m'achemine vers la carrière universitaire.

Ici, sitôt arrivé, je me suis mis à faire quelques lectures admirables: Sybilla de J.R. Bloch et surtout les "Pages de journal " d'André Gide. Rajeunissement et transfiguration: j'avais dû couper court à toute curiosité intellectuelle depuis si longtemps! J'allais devenir comme un Riemann, mais voici que me sont permises à nouveau des débauches de jeunes dieux:

Environné du choeur sublime des esprits,
L'être renouvelé prend à peine conscience.
Il devine à peine la jeune vie.
Et déjà il ressemble à la troupe sacrée.
Vois comme délivré de tout lien terrestre,
Il s'arrache l'ancienne écorce,
Vois comme s'avance la force de la prime jeunesse.

Je me suis souvenu de ces vers de Goethe au moment où j'entrais dans cette nouvelle vie et j'y ai pris un si grand plaisir qu'il m'a été impossible de ne pas vous les transcrire.

J'espère que, tout étiolé maintenant par un long emprisonnement, je me sentirai bientôt libre, enthousiaste, peuplé de sensations et de rêves et que je serai travaillé par quelque chose qui voudra s'exprimer. Quoi? Je n'en sais trop rien. Le saurais-je que je manquerais totalement de l'instrument nécessaire pour lui donner une forme; je crois bien que notre littérature est à bout, que notre langue, que l'on a forcée un peu partout, se refusera bientôt à ce qu'on lui fasse encore violence. Et pourtant je crains fort de ne pas rencontrer dans nos romanciers, dramaturges ou poètes une représentation de ce qu'est l'homme de notre époque. Mais ce sont là des sensations très vagues et dont j'ai tort de parler.

Excusez-moi de vous avoir écrit si librement: je vis ici dans un isolement si terrible. Croyez, monsieur Guéhenno, à mes meilleurs sentiments.

A Robin

Plouguernével (Côtes-du-Nord)

Lyon, le 1er février 1933

Monsieur,

je vous remercie beaucoup de votre lettre encourageante; je suis pourtant loin d'être d'accord avec vous quand vous admirez "mon courage et ma solidité". Je ne crois guère à de si beaux mots: comme toute vertu, ce courage et cette solidité ne sont pas miennes, elles appartiennent aux circonstances; un certain concours d'événements m'a imposé pendant un certain temps des qualités tout à fait extérieures au pauvre animal que je suis, que nous sommes tous. Ce sont les événements qui nous mènent, qui nous font tour à tour amorphes ou solides comme l'acier. Ce que nous sentons, ce que nous pensons, ce que nous construisons, tout cela n'est que vanité et néant; nous avons beau proposer: seule en dernier ressort notre existence matérielle dispose. Ce qui fait que le fond de l'humanité est si drôle et qu'il y a de quoi s'amuser sans mesure sur terre, c'est que nous prenons tous notre rôle au sérieux, que nous prétendons nous hausser sans cesse au niveau d'être sublimes, que nous croyons candidement décider en toute impartialité et indépendance alors que c'est notre porte-monnaie qui nous sert de cerveau.

Depuis ma dernière lettre, les circonstances m'ont donc contraint à tenir ferme, bien que tout de même elles m'aient permis progressivement de redevenir plus lâche. J'ai dû ecourir à un coup de force contre la Faculté des Lettres de Lyon pour l'amener à composer avec moi au sujet de mon diplôme. A Lyon en effet il est absolument interdit de passer le certif[icat] de philologie et le diplôme la même année; on m'avertirt donc que je ne pouvais passer mon diplôme; je m'inclinais; mais le soir même je me mettais à mon diplôme; je fis tout ce qu'il fallait faire pour le passer (conférences pédagog[iques]; stages etc...), puis mon diplôme terminé, je mis ces messieurs devant le fait accompli: ils cédèrent.

A Pâques, ne pouvant évidemment retourner chez moi, je vais séjourner un mois en Allemagne dans la Fotêt Noire à des conditions extrêmement avantageuses.

Croyez aux meilleurs sentiments de votre

A. Robin
Chez Melle Baudoin
16, rue Laurencin
Lyon.

  Plouguernével, le 3 décembre 1933

Cher ami.

Je me permets de vous appeler ainsi aujourd'hui, dans les circonstances douloureuses que je traverse : ma pauvre mère est morte: sa mort fut plus heureuse que sa vie, qui n'en fut pas une, mais plutôt une souffrance perpétuelle une suite poignante de mauvais traitements journaliers ; elle vécut comme l'ombre d'une personne, sans avoir jamais pu parvenir à la dignité d'un être; elle vécut dans une sujétion et dans une peur perpétuelle, n'osant exprimer la moindre volonté, car la moindre volonté était punie. Que de fois celui que la loi m'oblige d'appeler mon père lui a souhaité qu'elle disparaisse ; que de fois elle-même a désiré cette tranquillité, qu'aucune méchanceté humaine ne pourra jamais troubler !

Les seuls jours heureux de sa vie furent ceux qui précédèrent sa mort; elle n’eut jamais conscience de s'en aller et passa avec un sourire heureux.

Les ténèbres nous environnent, hélas !

Votre

A Robin

Adresse : Armand Robin. Chez Mr. Fayolle

33, quai Gailleton

Lyon

Mercredi 18 juillet [1935]

Bien cher Guéhenno,

La chance n'a pas voulu que ces derniers temps nous puissions nous parler d'homme à homme. Il me faut donc vous écrire et ce n'est pas facile: je ne sais où vous trouver; je ne saurai pas comment vos yeux et vos mains accueilleront mes paroles; me voici seul: de ce côté de ces pages, de la souffrance pour moi. De l'autre côté, de la souffrance pour vous.

Il y a deux ans je suis allé à Moscou ; sans doute n'avais-je guère à me déplacer beaucoup, pour me trouver là-bas, car depuis longtemps je ne voyais pas d'autre lieu possible pour la conscience des hommes. J'y suis allé; j'ai mis bien longtemps à en revenir. Cher Guéhenno, j'ai pu me mentir; j'ai voulu me persuader que j'avais mal vu, mal entendu; pour me permettre d'espérer encore, je me suis, en bon intellectuel, inventé des prétextes : "Comment aurais-tu le droit de juger une aussi grosse portion de l'histoire de l'humanité?" - Ecoutez, je dois avoir l'esprit malhonnête, vraiment; j'aurais dû m'avouer mes impressions vraies: "Ce que tu as vu, c'est la famine, ce sont des paysans qui depuis 18 mois n'ont jamais mangé ni viande, ni pain; - ce que tu as vu, c'est un peuple à bout de souffle, un peuple mort ; souviens-toi de ces visages d'affamés, de ces regards éteints; - ce que tu as vu, ce sont des hommes qui à force de souffrir bêtement ont perdu jusqu'au sentiment de la souffrance, le plus précieux de tous. - Ce que tu as vu ce sont des consciences traquées, des âmes sans espoir, épouvantées des horreurs qu'elles ont traversées; - ce que tu as vu, c'est une jeunesse abrutie, persuadée que les Soviets ont inventé l'électricité et de bien autres choses. - Ce que tu as entendu, c'est: presque le tiers de la population mort de faim en Ukraine dans l'hiver 1931-1932; des villages cernés et bombardés; la famine sur les bords de la Volga, le brigandage dans la région de Kazan; l'épidémie de typhus, crainte partout et faisant d'innombrables victimes, mais tue par ordre du gouvernement; les paysans morts dans les rues de Kiev et de Moscou qu'ils avaient envahis, etc... - Ce que tu as aperçu ce fut un cauchemar, ce fut un monde dans lequel tout sens de la dignité humaine est mort, traqué".

J'eusse été excusable de me taire devant les autres; je me tairai toujours, car je n'ai aucune envie de faire plaisir à Deterding; mais que j'aie pu chercher à croire de nouveau, que j'aie réussi tant bien que mal à trouver des biais grâce auxuels il me devenait possible de m'aider à vivre en me référant au régime qui a introduit sur terre le plus de malheur et le plus de barbarie, qu'il m'ait fallu attendre l'effarante déclaration de Staline et le témoignage concordant de gens que j'estime personnellement et dont en outre j'apprécie l'esprit d'observation, tout cela est vraiment mauvais signe: dites, Guéhenno, n'ai-je pas agi bien mal ?

J'ai autre chose à vous écrire aussi et qui, cette fois-ci, nous concerne tous les deux. Vous m'avez proposé une collaboration à "Europe", et je connais trop la lucidité et l'indépendance de votre jugement à propos de ceux-là mêmes que vous aimez le plus pour que je puisse, en acceptant cette offre, me sentir gêné d'avoir été autrefois votre élève. Mais il y a autre chose, plus grave; je vous prie de croire que ces scrupules me paraissent de très réels obstacles.

Voici. L'on ne perd jamais une foi sans perdre en même temps beaucoup de convictions. Je me rends compte maintenant assez bien que je suis un peu étranger à l'esprit et aux tendances d'Europe:

1) Je ne sais pas me poser, comme vous le faites, la question de la culture et du peuple et encore moins évidemment, depuis mon retour de Russie, celle de la culture et de la Révolution. J'ai toutes les raisons du monde de souhaiter qu'un ouvrier, son travail fini, qu'un fils de paysan, pendant les "pauses", ouvre un Montaigne graisseux et boueux et que le texte entre en eux comme du soleil dans la première semaine d'avril. Mais ce sont là des exceptions si infimes en nombre que l'on peut à peu près les négliger et vraiment je ne puis pas bâtir ma vie intérieure autour d'une histoire exceptionnelle qui fut pourtant la mienne. Il me semble aussi de plus en plus (cette phrase m'est très pénible à écrire, mais devant vous il ne faut pas que je sois lâche, que je craigne ma propre pensée) que le peuple en gros mérite son destin et que s'il n'accède pas à la culture, c'est qu'il n'en est pas digne, c'est qu'il préfère la danse, ou le vin.

2) Depuis que j'ai perdu foi en la Russie, je ne sais plus croire à la valeur sociale (et encore moins politique) des idées; aucun concept politique ne m'émeut plus; toute cette politique dont j'ai pu me remplir tout l'esprit et toute l'âme est morte en moi: ces idées autrefois vivantes en moi et autour de moi, triomphantes, vaincues, joyeuses, tristes, dansantes, chantantes, les voici sous mes yeux un peu comme les notes sur le papier à musique lorsque le piano est refermé. Désormais je ne puis considérer que comme une immense vanité tout souci du social. Peut-être un jour les événements nous permettront-ils d'introduire dans le monde social un peu de nos volontés: jusque-là que le Ministre de l'Intérieur s'en charge! (Cher Guéhenno, ces paroles vous font et me font du mal mais je voudrais ne pas mentir!).

Je ne crois plus qu'à l'art (le Beau, pas le Vrai, hélas!) d'une part et qu'à des faits précis d'autre part.

Je ne puis pas dire: les idées triomphent malgré les frontières, les polices etc... Je me dis: "Quel nombre exact d'idées et de sentiments précieux un gendarme ou un agent du Guépéou suffisent-ils à mettre en déroute?" Et je trouve qu'ils réussissent dans leur but mieux que nous dans le nôtre.

Je vous écris tout ceci, non pas pour vous parler de moi (j'importe peu même pour moi, puisque je suis capable de vouloir me tromper), mais pour vous mettre en garde contre moi: j'ai le sentiment que je ne dois pas écrire dans votre revue, que je n'en ai pas le droit et, si vous me le permettez, nous ne donnerons pas suite aux propositions que vous m'avez faites; j'ai le sentiment aussi que je ne suis pas des vôtres: je ne crois à rien de ce à quoi vous croyez tous, de ce à quoi je juge qu'il est essentiel de croire.

Cher Guéhenno, non, il serait mal de ma part de collaborer à votre revue.

Je serais désolé que vous me fassiez un mérite de renoncer ainsi aux avantages que vous m'offrez: il n'y a aucun mérite à n'être pas arriviste. Je vous demande aussi de ne parler de tout ceci à rigoureusement personne; quant à mes sentiments sur la Russie, je voudrais aussi que vous les gardiez pour vous: j'ai assez souffert de cette désillusion pour avoir le droit désormais de la considérer comme un événement purement intime.

Je vous adresse un poème de joie, d'espoir. De celui-ci je suis cette fois assez content.

[Texte du poème inédit: Marche sans halte: voir ci-dessous]

Pardonnez-moi la tristesse qu'a dû vous apporter cette lettre. J'aimerais avoir un mot de vous, mais vous avez bien autre chose à faire.

Avec mes pensées affectueuses,

Armand Robin

 

Marche sans halte

Surgiront-ils les jours aussi purs que les joues
Et que les poings vengeurs du plus simple des hommes?
Autour de nous croupis les siècles sourds renouent
Leurs sandales de serfs et s'esquivent. Nous sommes
Restés seuls ce matin devant des trous d'aurore.

Nous sommes restés seuls devant des trous d'espoir
Laissant à nos habits flotter en loques sales
Nos mains et nos désirs. Tordu dans les vents noirs,
Dieu chômeur cloué nu aux murs des capitales,
Notre bel avenir râle et meurt dans l'aurore.

Pitié! Nous sommes l'infortune!
Frères courbés , frères fourbus,
Longtemps nous avons sous la lune
Remué tous un peu d'écume,
Blanche, claire et nette parure
Pour les nuits du monde futur.
Le temps passe, vif obus:
Toute écume est encore impure.

Alerte! Voyez dans l'espace
Pourrit un zéro colossal:
C'est notre terre, camarades!
Alerte! Secouons nos âmes,
Frères battus, frères tenaces,
Tassés dans l'ombre des murailles.
S'il est lassé, coupe ce doigt!
L'aurore attend notre victoire.

Camarades partons éclaboussant de joie
La tête des rosées riant à nos fusils!
Debout mains et désirs! Ame en loques, flamboie!
Nous bercerons la terre du chant de nos outils
Et de notre sueur nous laverons l'aurore.

Serrant notre univers dans nos crânes menus,
Nous avons tous marché la marche patiente.
Serrant nos volontés dans nos poings têtus
Nous voici tous vainqueurs. Le temps, éveillé, chante.
Les pas des travailleurs ont rajeuni l'aurore.

                                     Juin 1935

 

Ci-dessous deux autres textes envoyés à Jean Guéhenno en 1935: date imprécise. Ils sont dactylographiés; les passages entre crochets sont des indications manuscrites d'Armand Robin.

[2 poèmes traduits du russe. Traduction littérale et intégrale (système de rythme, rimes, assonances et allitérations le même qu'en russe)]

ESSENINE

[1895 - se suicide 1925]

La pluie avec ses balais humides nettoie
Les crottes de l'osier sur les prés;
Crache, vent, tes crachats de feuillage par brassées,
Je suis un voyou comme toi.
J'aime quand les forêts bleues - foncé,
Comme des boeufs à démarche pesante,
Avec leurs ventres de feuilles sifflantes
Salissent les tiges jusqu'aux genoux.
Le voilà, mon seul troupeau roux !
Qui pourrait le chanter aussi bien !
Je vois, je vois comment le crépuscule lèche
Les traces des pieds humains.
O ma Russie, sainte Russie des bois,
Je suis seul ton crieur et ton chantre;
La tristesse de mes vers de bête farouche,
Je l'ai nourrie de résédas et de menthe.
Monte et pointe, minuit de lune, cruche
Pour puiser d'un seul coup le lait des bouleaux.
On dirait bien qu'avec ses mains de croix
Le cimetière veut étrangler quelqu'un.
La noire angoisse rôde sur les coteaux
Et verse la haine du bandit sur notre jardin,
Seulement je suis moi-même un mufle et un gredin,
Et dans mon sang de steppe un voleur de chevaux.
Qui de vous a vu dans les nuits fourmiller
L'armée bouillonnante des merisiers ?
Moi, je devrais, la nuit, dans la steppe bleuâtre
Être au guet quelque part avec une matraque.
Hélas ! l'arbrisseau de ma tête s'est fané,
La captivité des chansons m'a sucé jusqu'à l'âme,
Dans la galère des sentiments me voici condamné
A tourner la meule des poèmes.
Mais sois sans crainte, vent insensé,
Crache tranquillement tes feuillages sur les prés !
L'étiquette de "poète" ne m'écorchera pas,
Moi aussi dans les chants je suis un voyou comme toi.

Essénine Extrait de "Confession d'un voyou"

[traduction Armand Robin]

Je suis le dernier poète des villages,
Nul pont de bois dans les chants ne dit mot.
Seul je viens voir l'encensoir des feuillages
A la messe d'adieu des bouleaux.

Le cierge de mon corps s'illumine,
Ma cire meurt et croule en flammes d'or
Et le cadran forestier de la lune
Va me râler ma douzième heure.

Sur le sentier du champ bleu - ciel
Bientôt surgira l'hôte de fer;
L'avoine rouge où l'aube ruisselle,
Sa main noire va la saisir.

Paumes étrangères, paumes sans vie,
En votre ère mon chant ne peut naître
Ils restent seuls, les coursiers-épis,
Pour regretter leur ancien maître.

Le vent sucera leur hennissement
En déployant la danse mortuaire.
Bientôt, bientôt les bois sur leur cadran
Me râleront ma douzième heure.

[Traduction Armand Robin]

8 août 1935

Cher Guéhenno,

Je vous ai vite et mal écrit l'autre soir; je ne vous ai pas dit ce que je devais vous dire.

Mes scrupules étaient-ils si étranges? Il me semblait nécessaire de vous avertir; je ne crois pas en la Russie; j'ai bien peur que la révolution n'y soit "torqsinisée". -"Le monde croit Han Kéou communiste, déclare Vologuine dans La condition humaine. Ça fait honneur à notre propagande. Ce n'est pas une raison pour que ce soit vrai". J'ai peur de cette propagande.

Je vous ai d'ailleurs écrit cette lettre à un moment très dur de ma vie personnelle; je n'aime pas beaucoup faire de confidences; en tout cas je n'en fais jamais sur ma vie individuelle. Je ne sais d'ailleurs pas être malheureux tant qu'il s'agit de moi; je n'ai jamais compris que l'on pût me plaindre.

Mais à ce moment il se passait dans mon entourage des drames atroces; on ne m'a pas épargné les spectacles tragiques ces 3 dernières années. Je suis hélas bien faible contre ces drames autour de moi.

Il y avait aussi autre chose et je m'explique maintenant que vous ayez pu sentir du mépris dans ma lettre; cette crainte de votre part me semble si injustifiée que je vais faire effort de vous raconter une des 4 ou 5 "histoires" qui me sont alors échues en partage; elle est d'ailleurs moins grave que les autres: quelques semaines auparavant j'avais prêté quelques milliers de francs à quelqu'un de ma famille tombé dans une extrême misère; j'ai reçu en échange une lettre remplie d'injures finissant, sur le souhait que je sois collé à l'agrégation: comme il n'existait aucun papier pour attester que l'on me devait de l'argent, c'était évidemment le meilleur moyen de ne pas me rembourser: j'avais été souvent le témoin de telles brouilles habiles, mais je n'en avais jamais encore été victime.

Je n'ai pas su résister au dégoût.

Excusez-moi de vous faire ces confidences.

Vous comprendrez que devant de tels événements, je me sois senti un besoin exigeant de probité et de candeur. J'ai exagéré; ne faut-il pas rester capable de ces exagérations?

Vous voudrez bien m'indiquer où je dois adresser les "compte-rendus", à Paris ou à votre adresse de vacances.

L'an prochain je serai à Paris ou autour de Paris; je viens de me faire coller à l'agrégation, (Chauvet est reçu 19e, je crois). Il est bien malheureux que je n'aie pas compris plus tôt combien je suis peu fait pour réussir à ces concours; j'ai fait fausse route: j'y ai perdu 2 ou 3 ans de ma vie. Enfin tan pis! (Mon oral était bon; mon écrit me handicapait mais cela importe peu.)

Guéhenno, que dois-je faire? Il m'est impossible de préparer de nouveau l'agrégation; il est d'ailleurs bien inutile que je me présente: je ne serai jamais reçu. Je n'ai pas même la moindre envie de faire de l'enseignement; la seule chose qui m'importe, c'est de pouvoir vivre un peu, de me mêler aux hommes, d'être disponible pour toutes leurs joies, leurs soucis et leurs peines; c'est surtout de pouvoir créer une oeuvre. Par exemple, il y a des drames à décrire; il y a des gens dont on n'a jamais parlé: tous ces esclaves que j'ai vus mourir en Bretagne sans avoir jamais connu de destin: que diriez-vous d'une œuvre consacrée à la vie de ces êtres sans destinée? Il y a ces petits paysans qui me côtoyaient à 14-15 ans: entre deux travaux, ils dérobaient quelques minutes pour aller lire contre un talus un Hugo tout boueux; j'ai triomphé; eux ont été vaincus; ils sont maintenant redevenus couleur de terre, tout gris; mais leur sort m'émeut plus que celui de ceux qui ont réussi. Il y a encore tant d'autres sujets...

Et il y a la poésie, Guéhenno...

Je vous quitte: je me sens un peu fatigué. Je vais partir faire la moisson chez ces paysans dont je tâcherai de vous décrire la vie.

Affectueusement à vous,

Armand Robin
Plouguernével
(Côtes du Nord)

Plouguernével, 13 août (1935)

Cher Guéhenno,

Je ne voudrais pas prendre de décision grave sans m'assurer de votre avis. Voici comment j'ai posé et résolu les questions qui se posent à moi : tout d'abord je me sens bien incapable de préparer de nouveau l'Agrégation: les renseignements que j'ai eus sur mes épreuves m'ont fortifié dans ma résolution : comme l'an dernier je n'ai été admissible que grâce à ma note de français: à l'oral un 2/10 en explication française (dernière épreuve) m'a descendu; " Vous avez donné l'impression de penser davantage à votre résultat qu'à votre texte. " Ce qui m'a le plus peiné, c'est que Gastinel, lorsque je suis allé le trouver après l'oral, m'a traité bien méchamment, me faisant comprendre que je ne devrais plus me présenter. Je ne comprends rien à cette animosité.

Qu'importe ! Mon avenir matériel est suffisamment assuré. Mais je n'ai aucune envie d'accepter un poste d'universitaire: ma santé est d'ailleurs faible encore.

Voici donc ce dont je compte faire la base de ma vie l'an prochain et même les autres années : un directeur d'un cours secondaire de Paris*, très florissant et très sérieux, m'offre une place de professeur de première (français et latin): il me garantit un minimum de 1200 fr 1500 f par mois. J'aurai une classe de 10 élevés, et un maximum de 10h-l2h de cours par semaine.

Voilà qui me lente bien davantage qu'un poste loin de Paris, poste que d'ailleurs je pourrais toujours demander plus tard: un professeur de collège, même avec la prime de bi-admissibilité. ne louche que environ 1300 fr par mois; ses classes comportent 40-50 élèves, il doit 17h de cours par semaine.

Et enfin j'ai vraiment besoin de repos.

Je crois donc qu'il n'est aucunement risqué d'accepter cette solution, qui me permettra d'être heureux et de travailler un peu à tout ce que j'aime. N'est-ce pas là l'essentiel?

Un mot encore : je pense que vous allez me reprocher de n'avoir pas sérieusement préparé l'Agrég. : je vous jure que je l'ai préparée aussi sérieusement que me le permettait ma santé: je n'ai rien à me reprocher à cet égard.

Je viens en rentrant de trouver morte celle de mes sœurs que j'aimais Je plus.

Affectueusement

Armand Robin.

* Je connais personnellement ce directeur qui m'a l'air d'un type bien. (Note marginale de Robin)

 

  Village du Oasker 26 sept [1935]

Cher Guéhenno,

Merci de votre bonne lettre. Ne craignez pas que je cède. Sans doute suis-je en train de connaître une tristesse infinie. mais je ne crois pas être découragé. Les êtres qui m'entourent m'ont livré un très dur assaut; leur vie est tellement mauvaise et je comprends fort bien qu'ils m'en veuillent de ne pas penser uniquement à ce que je mange. J'avais pourtant bien espéré la fin de ces scènes pénibles... Mais nous n'en parlerons pas davantage; n'écrivons que nos espoirs.

Tout d'abord de nouveau nous préparerons cette Agrégation, à Paris, et nous travaillerons avec ardeur et confiance !

J'ai voulu écrire cet essai sur la Bretagne; il m'a été impossible d'empêcher idées et impressions de devenir personnages, faits et dialogues. Toute la vie de ces gens a surgi en moi, m'a maîtrisé, s'est mise d'elle-même à se mouvoir à l'écart de ma propre volonté. Et les hommes, boueux et maladroits, ont parlé, marché, travaillé, en un mot exigé toute leur existence concrète; ils me quittent, m'échappent. puis me reviennent, parfois si différents de ceux que je voulais créer que j'ai bien envie de leur demander : " Mais d'où donc revenez-vous ? "

Je ne pourrai pas achever cette oeuvre : dans quelques 5 ou 6 semaines je dois me remettre au travail. A peine 120-150 pages en seront terminées, arrachées aux conditions morales et matérielles les plus étonnantes. Ces pages ne sont pas encore pour moi celles dont je rêve : elles ne contiennent pas de quoi égaler tout le destin de l'homme, mais, Guéhenno, elles me seront à jamais les plus chères, car je les ai conquises sur un monde hostile.

(Ne voyez surtout aucune amertume dans ce dernier mot)!

Avec mes sentiments affectueux,

Armand Robin

P.S. J'ai écrit les comptes rendus en question.

Paris, 24 mars 1936

Bien cher Guéhenno.

J'ai vu Paulhan hier après-midi: évidemment il a refusé mon article, bien qu'il m'ait dit d'attendre encore 5 ou 6 jours. Au fond, Guéhenno, qu'importe ? J'espère bientôt dormir d'un vrai sommeil: j'en ai bien besoin !

Quant à laisser mon article paraître dans Europe, vous me permettrez de vous désobéir, n'est-ce pas ?

Si vous voulez, d'ailleurs, nous allons nous amuser un peu et je vais vous copier la lettre que j'ai envoyée chez Rieder il y aura bientôt un mois :

Monsieur

J'avais pensé publier dans la Revue Europe la première partie d'une oeuvre intitulée : " Les servitudes terrestres ". Le manuscrit est entre vos mains actuellement.

Mais ce que l'on appelle le hasard d'une part, ce que d'autre part j'ose nommer ma volonté en ont décidé autrement depuis et je préfère, pour des raisons déraisonnables. vous demander de ne pas publier ce manuscrit que Mr. Guéhenno vous a transmis.

Voilà. Vous souriez ? J'espère que vous êtes heureux ces jours-ci et que vous connaissez la paix du cœur. Très affectueusement à vous.

Armand Robin

 

Samedi [14 mars ou   11 avril 1936 ? ]

Cher Guéhenno,

Depuis mardi je veux vous écrire et ne le peux. Le cœur est mauvais conseiller et il se conseille si mal lui-même: j'avais peur de ne pouvoir vous dire ce que j'avais à vous dire.

Vous ne devez pas être triste, Guéhenno; vous avez aidé tant de vos contemporains à découvrir leur noblesse, donc leur joie, donc leur confiance; il ne se peut pas que ne revienne vers vous la joie partie de vous; il ne se peut pas que vous ne redeveniez ce que vous avez créé. Courage: il est impossible que la vie vous paraisse longtemps amère, une lutte sans objet contre une poussière de tourments! L'amour qui est en vous vous est aussi un très authentique gage de victoire: l'on ne se défend mal que contre ce que l'on hait et contre ce que l'on craint; vous ne haïssez pas, vous ne craignez pas, vous ne pouvez être que vainqueur.

Peut-être vos bras sont-ils retombés las lorsque vous avez regardé derrière vous: il y a si longtemps qu'on est parti, de très loin, de plus loin que cet horizon, de plus loin que l'horizon que l'on aperçoit de ce premier horizon; l'on a marché en honnête vagabond, attendant la fatigue pour s'endormir; et voici que l'on n'arrive nulle part; et on croirait même que l'on n'est jamais parti: les haies sont les mêmes, le soleil aussi, notre fatigue aussi. Il n'y a que notre solitude qui se soit accrue et approfondie du chemin que nous avons parcouru à la recherche d'autres hommes.

Mais croyez-vous vraiment que nous soyons seuls? Et vous, Guéhenno, vous n'êtes pas seul; les hommes se pressent pour écouter celui qui parle une langue un peu plus noble que celle de la tribu; ce sont eux qui sont seuls; combien de gens qui ne sont que bureaux, ou machine, ou comptoir; combien d'autres qui ne sont que 3 ou 4 affaires à réussir, qu'une fille à marier comme il faut! Ils risquent de ne jamais entendre dans leur vie une seule parole qui soit purement et uniquement humaine. La plus authentique solitude est peut-être celle-là: être si réduit par la vie à son occupation individuelle que l'on ne puisse plus connaître que des "rapports", que des "relations". Mais vous, Guéhenno, sentez-vous comment vous êtes précisément "un briseur de solitude"? Tout artiste a pour premier rôle d'intercaler entre les individus des mots magiques qui établissent cette difficile et nécessaire communication; et c'est pourquoi votre solitude n'est pas , ne peut pas être la véritable; elle n'est qu'apparence créée par le milieu où vous vivez entre esprits, oui, l'on est seul devant ses égaux. Les 40 chevaliers de la Table Ronde ne devaient pas être très "copains": chacun d'eux s'était signalé par trop d'exploits singuliers... De même Giono devant Malraux doit se sentir bien seul, mais dès qu'il est à Manosque... Et vous même, Guéhenno, vous vous sentez isolé parmi vos contemporains; vous ne l'êtes que parmi quelques-uns d'entre eux, que parmi cette quarantaine d'esprits qui disposent de la destinée spirituelle de leur époque; mais il y a les milliers d'autres et là je vous assure que vous êtes bien loin d'être seul.

Et ceux-là sont persuadés que vous n'avez pas encore dit votre dernier mot, que vous n'êtes encore qu'engagé dans la lutte. L'avenir est pour vous, pas pour les préfets de police, même s'ils ont du génie; et alors nous pouvons marcher droit devant nous en chantant un chant tel que nous ne puissions succomber.

Je ne sais si je vous ai dit ce qu'il me fallait dire; je suis très inhabile à connaître les individus. Vous me pardonnerez si je suis passé à côté. Je me persuade d'ailleurs que ma lettre sera bien inutile: vous ne tarderez pas à triompher de votre inquiétude présente; comme vous avez triomphé de celles du passé; les épreuves ne vous ont pas manqué, mais pour vous elles n'ont été que des preuves; il en sera de même de celle-ci.

Pour moi je travaille calmement à cette agrégation. Je ne pense à rien d'autre. Très sincèrement je pense aller au succès; il est de mon devoir d'être reçu, et de répondre ainsi aux espérances que tant d'amis conçoivent sur mon compte.

J'ai été en vacances et j'ai écrit quelques poèmes (c'était permis, n'est-ce pas?). Je vous en envoie deux; c'est une idée qui vient de me passer par la tête à la vue de mon enveloppe. Je ne sais trop ce qu'ils valent; je les voudrais mieux, mais je ne pense pas qu'ils soient médiocres.

Très affectueusement à vous,

Armand Robin

4 août 1936

Bien cher Guéhenno

Je voudrais d'abord vous dire que je vous écris une lettre de vaillance, une lettre de joie. L'être à qui la vie a tout refusé, mais qui n'a jamais rien refusé de soi-même à la vie, ne peut pas ne pas se sentir allègre et léger.

Aujourd'hui je puis vous informer que pour la 3e fois je suis collé à l'Agrégation, échec qui ne me touche pas, puisque je vous l'ai prédit depuis trois années et puisqu'il était absolument impossible, quoi que je fasse, que je puisse réussir à ce concours.

Je vous ai déjà dit tout cela, mais il ne semble pas que vous m'ayez bien entendu. Alors, à vous que j'aime beaucoup, je voudrais aujourd'hui vous dire plus clairement sur quels principes j'ai constitué la dictature de mon énergie et de ma joie. Je ne veux plus entendre, même de vous, des paroles de consolation, des paroles qui me trompent sur la vraie nature de la vie qui m'a été donnée.

La vraie nature de ma vie, il y a quatre ans que j'en ai pris conscience, lorsque, à 20 ans, arrivant à Lyon, j'écrivis sur un bout de papier ce qui suit:

Principes de vie

1) Quoi que tu fasses, quelles que soient les circonstances, il n'y aura pour aucun de tes efforts aucune, absolument aucune récompense, si petite soit-elle.

2) Quoi que tu fasses, quelles que soient les circonstances, il n'y aura pas pour toi un seul instant de calme, pas le moindre petit instant de calme dans ta vie.

3) Quoi que tu fasses, quelles que soient les circonstances, il n'y aura pas pour toi le moindre succès, pas le moindre petit succès (1)

4) Quoi que tu fasses, quelles que soient les circonstances, il est rigoureusement impossible que tu obtiennes quoi que ce soit, si peu que ce soit, d'une femme, quelle qu'elle soit.

5) Quoi que tu fasses, quelles que soient les circonstances, il est rigoureusement impossible que la vie te laisse participer, si peu que ce soit, aux plaisirs et aux joies les plus communément dispensés à tous.

6) Quoi que tu fasses, quelles que soient les circonstances, la vie te condamnera à la solitude.

7) Tu écris ceci à 20 ans: dans 10 ans d'ici, quels qu'aient été tes efforts, ces lignes te paraîtront encore trop optimistes.

Voilà. J'ai fini par vous écrire ceci, parce que je souffrais trop de vous entendre par affection me dire des mots que narguent tous les faits de ma vie. Je vous prie de croire à l'implacable vérité des principes de vie de ma 24e année.

Mais, croyez-moi, je n'ai pas besoin que ma vie soit autre; je ne me plains pas du destin qui m'est fait; il sera plus dur, bien plus dur encore dans l'avenir qu'il ne l'a été dans le passé. A cela il n'y a rien à faire. (Si vous voulez que je pense autrement, il faudra que ma vie me prouve par des faits qu'elle peut être autre.)

(Vous pensez bien que ce n'est pas à cause de mon 3e échec à l'agrégation que je vous écris ceci: cet échec n'est rien à côté des autres malheurs de cette année-ci de ma vie.)

Et maintenant, l'essentiel. C'est au-dessus de cette vie sans joie que j'ai fait naître ma joie, au-dessus de cette vie privée du moindre instant d'amour que j'ai fait grandir mon amour; c'est parmi ces déserts que j'ai fait verdir le jardin de mon allégresse et déjà je puis tous vous y inviter et vous le premier, Guéhenno: tout est prêt pour que, passée la porte, la vie vous semble soudain meilleure.

Ceci existera

Très affectueusement et très joyeusement à vous,

Armand Robin

 [lettre suivante, à l'intérieur de la même lettre]

Dimanche 9 août

Cher Guéhenno, aujourd'hui les résultats viennent d'être proclamés: je n'ai rien à changer à la lettre que je vous ai écrite il y a une semaine et que je vous envoie. (Raison de mon échec: 7/10 en français à l'oral!)

Laissons cela. Etes-vous prêt à accepter la joie que je crée?

A. Robin

Post scriptum: Et, je vous en supplie, ne me proposez pas de prendre un poste: vous n'avez pas le droit de me rendre plus malheureux encore.

 

(1) Ce principe, je l'ai modifié depuis, le jugeant trop optimiste: voici ce qu'il est devenu:
Quoi que tu écrives, quelle qu'en soit la valeur, quelles que soient les circonstances, tu ne réussiras jamais à le faire publier.

22 août 1936

Bien cher Guéhenno,

Je vous remercie, de tout cœur, de votre lettre qui m'a beaucoup touché; je voudrais bien pouvoir vous donner raison contre moi, mais je ne le peux guère.

Je ne pense pas confondre littérature et vie; tout simplement, depuis quelques semaines, une sorte de création permanente occupe tous les instants de mes jours et de mes nuits et me permet de ne connaître que la joie au milieu d'une vie par ailleurs vouée au malheur.

Je n'ai pas décidé, à 20 ans, comment vivre : je n'ai rien décidé, j'ai tout simplement donné une formule à ce que je pressentais, à ce que je pressens. Je suis prêt à oublier ces " principes ". Je ne demande qu'à les oublier et je les oublierai certainement, dès que la vie me prouvera par des faits qu'ils sont faux. Pas avant. Cela du reste n'arrivera jamais; jusqu'à preuve irréfutable du contraire, je crois fermement au pire en toute occasion et pour toujours, croyance qui ne m'a pas empêché, ne m’empêche pas, ne m'empêchera jamais de faire tous les efforts qu'il m'est possible.

Quant à l'Agrégation, cher Guéhenno, je voudrais bien recommencer pour faire plaisir aux êtres que j'aime (comme je l'ai fait l'an dernier, tout en étant aussi sûr de mon échec que je le suis de n'avoir que 10 doigts ). [...]

J'ai honte d'insister, même en souriant, sur toutes ces mesquineries; mais j'ai voulu vous présenter le problème tel qu'il est et non pas tel qu'on le voit, dans sa réalité la plus profonde et non pas dans son apparence. Croyez-moi : les amis qui sont constamment auprès de moi pourront vous dire que je ne me suis jamais trompé dans mes pressentiments (je serais bien heureux de me tromper).

Cher Guéhenno, n'ayez aucune inquiétude pour mon avenir : il sera, encore une fois, infiniment douloureux : mais vous savez fort bien que je résiste à toute épreuve, que je ne crains ni la faim (la question au reste ne se posera plus), ni les mauvais traitements, ni les injustices, que je n'ai besoin d'aucun succès pour continuer à marcher vers la joie et la beauté au milieu des tourments et que je m'attends à tout, sauf au bonheur, à la chance, au calme.

Tenez un exemple : pas une ligne de ce que j'écris maintenant ne sera publiée de mon vivant, quoi que je fasse (vous pouvez me dire le contraire : je ne croirai qu'une fois la chose faite); pourtant je sens que ces pages sont remplies de choses très belles... Mais cette prévision ne m'arrête pas et je vais tout de suite reprendre mon travail... Je pense donc que vous n'avez  pas à craindre pour moi l'avenir de malheurs qui m'est réservé.

Je vous ai, je crains, répété dans cette lettre ce que déjà je vous avais écrit. Je me répéterai encore en vous demandant de croire à ma joie.

Très affectueusement à vous.

Armand Robin

Dimanche 1er nov [1936]

Bien cher Guéhenno

J'ai beaucoup souffert de ce que vous m'avez dit l'autre dimanche.

"Le travail pur?" Il est inconcevable que vous puissiez douter de moi sur ce point-là: je n'ai véritablement rien de commun avec ces espèces de gens de lettres dont vous me parliez et, s'il y a précisément quelque force en moi, je l'emploie toute entière sacrifier ma vie à l'art et à la pensée purs. Et j'ai suffisamment prouvé par ailleurs que je possède une arme redoutable qui me met à l'abri de tout: c'est que je sais supporter la faim, la solitude et tout le reste pendant des années et des années.

"Etre patient?" Je ne fais qu'être patient et je me prépare à une plus grande patience encore, car le malheur va croître encore dans ma vie et par ailleurs il est rigoureusement impossible qu'il m'arrive un seul bon événement. Tous les autres êtres que vous connaissez ont obtenu de la vie infiniment plus que moi-même: même si j'étais impatient, nul n'aurait le droit de me le reprocher.

Maintenant plusieurs détails:

"Les pages que je dois publier dans Europe"? Ne vous étonnez pas si elles ne paraissent pas: elles ne paraîtront jamais; il y aura bientôt une année je l'ai dit à un de mes camarades après avoir reçu votre lettre: "Quoi que Guéhenno m'en dise, il est impossible que ces pages soient publiées."

Vous pouvez hausser les épaules, Guéhenno: vous verrez que les faits me donneront raison.

"L'Agrégation?" Je perdrai donc encore cette année-ci à essayer de faire comprendre à mon entourage que je suis fatalement voué à l'échec, quoi que je fasse.

"Prendre un poste?" Si je prenais un poste, il est absolument impossible que l'on m'y laisse: sans que je fasse rien, je réussis à effrayer tout le monde.

Je vous en supplie, Guéhenno, ne me dites plus de mots: si vous ne pouvez pas me pêcher dans toute ma vie un seul instant qu'un être normal puisse qualifier d'heureux, ne tentez pas de me donner le change sur la vraie nature, la nature profonde de la vie qui m'a été accordée.

C'est très grave, ce que je vous écris. Je suis heureux au-delà et au-dessus de cette torture permanente qu'a été, est, et sera ma vie: je suis heureux parce que, si la condition fatale de ma vie est la douleur, son but est la Beauté et la Joie. Je préfère un seul beau vers à toute une existence humaine.

Mais ce qui m'effraye, ce sont les mots, cette interprétation extérieure et gratuite à laquelle se livre mon entourage sur ma vie, ce reproche qu'ils me font d'événements nécessaires, dont je ne suis pas responsable, dont je ne me plains pas, dont je ne me préoccupe qu'afin de découvrir, si possible, leurs lois secrètes.

Bien cher Guéhenno, j'ai souffert en vous écrivant cette lettre; vous en excuserez la forme un peu vive et ne saurez y sentir que ma très grande confiance en vous.

Bien affectueusement à vous,

Armand Robin

PS Je voudrais vous demander de me renvoyer, si vous pouvez le faire sans perdre du temps, mon devoir d'Agrégation sur Mme de Sévigné. Merci.

Pour lire le devoir d'agrégation sur Mme de Sévigné

14 déc[embre] 1936

Cher Guéhenno,

J'ai à vous apprendre de forts bonnes nouvelles.

La meilleure me vient de ma famille où un de mes frères possède un grand taureau qui maintenant pèse 1972 livres, ce qui évidemment est merveilleux et me comble de joie; je reçois du Oasquer les plus belles lettres du monde à ce sujet et mon ami Marcel Baniel, qui est garçon de café aux Deux-Marronniers, m'en parle des heures et des heures, le visage brillant de joie et de fierté, car il l'a vu cet été dernier.

Une autre bonne nouvelle vient de moi-même, qui n'ayant plus à préparer l'agrégation, ai enfin suffisamment d'argent maintenant pour manger à ma fin (sic) un peu plus que si j'étais placé comme professeur (ce qui du reste n'arrivera pas, l'Université ne voulant guère de moi). Comme je m'y attendais, c'est le moment qu'ont opportunément choisi pour me reprocher ma pauvreté tous les amis (!) qui n'ont jamais songé à cette pauvreté tant en effet qu'elle existait, tant que deux années durant j'ai vécu de pain, de sucre et d'eau.

Mais j'avoue que je ne pense guère à ces curieuses déformations de l'esprit humain et que je ne songe qu'à profiter du mieux possible des avantages qui me sont offerts pour essayer de créer de la Beauté.

Je voudrais bien, cher Guéhenno, que vous vouliez bien chercher de nouveau ces pages de dissertation contre Mme de Sévigné, que je vous avais envoyées en juillet dernier. Excusez-moi, mais je tiens beaucoup à ces pages, que je considère un peu comme la premier engagement d'une lutte contre l'hypocrisie de l'esprit. Vous avez peut-être ce devoir parmi votre correspondance.

J'espère que vous allez bien, que la vie est assez bonne pour vous et surtout que vous avez pu écrire des oeuvres qui vous soient une joie.

Affectueusement à vous,

A. Robin

24, rue des Fossés St Jacques Paris 5e

Pour lire le devoir d'agrégation sur Mme de Sévigné

  25 mars 1938

Bien cher Guéhenno,

J'ai beaucoup d'amitié pour vous, vous le savez; et si une vie tragique ne me retirait de la fête des hommes, je n'aurais jamais cessé d'aller vous voir aussi constamment.

Aujourd'hui cette amitié m'oblige à vous dire combien j'ai été douloureusement surpris par ce manifeste "d'union sacrée" au bas duquel je trouve votre signature. Je ne puis pas vous en dire davantage.

Il y a une solution bien plus courageuse, Guéhenno, et bien plus utile devant cet univers plus inhumain que jamais : c'est la mienne : je demande à me faire fusiller le premier jour de la guerre. Le sacrifice est la seule réalité sûre.

Sentiments affectueux et joie.

Armand Robin

 

Mardi 13 déc[embre] 1938

Armand Robin

Téléphone Galvani: 60-54

 

Cher Guéhenno,

J'espère que vous êtes en bonne santé. J'ai eu plaisir, la dernière fois, à vous voir plus souriant. Je vous dis tout ceci par affection.

Vous m'avez inspiré un poème... Oh! par un biais inattendu: Supervielle m'avait confié que dans une lettre vous lui aviez écrit que "Dieu travaille comme nous". Le sentiment m'a paru très beau et j'ai mis Dieu au travail: voici le poème.

Ce poème paraît dans le n° de février de la NRF. Paulhan est très, très gentil pour moi.

J'ai d'excellentes nouvelles de chez moi; j'ai un frère qui est particulièrement heureux d'avoir de beaux chevaux et un magnifique taureau, dont il me parle dans chaque lettre.

Cher Guéhenno, écoutez, ce serait un grand plaisir pour moi que de vous voir un jour venir passer une heure chez moi. C'est si facile: Dimanche prochain, par exemple, dans l'après-midi, avertissez-moi par un coup de téléphone et venez; en auto, ce ne sera pas long! Alors, c'est entendu?

Affectueusement. Bon courage,

Armand Robin

MORT D'UN ARBRE

I

Alité sur la mousse et la ruine des fleurs,
Tenant, ainsi qu'un dieu, immobile et grondante
Sa tête, il aura beau cracher loin de son coeur
Son désespoir d'aimer les nues indifférentes,
La vanité des eaux et les plaines stagnantes,

Il aura beau crier qu'il aidait au bonheur
Des herbes, des rochers, des printemps et des chantres,
Qu'à l'aube il s'élançait sans attendre son heure
Et qu'il jugeait toujours sa peine insuffisante,
Cet être presque humain, nul ne voudra l'entendre.

Au dos du bois trahi se dandine la hache
Que nul valet lambin ne viendra plus reprendre
Avant l'aube. Le vent le lèche à langue large
Et les pansements verts dont l'infirmier espace
L'entourent lui sont lourds et leur pitié l'écorche.

Qu'attendre au carrefour des saisons tortueuses?
Les caillots roux du soir ne lui feront plus fête,
Gonflant de ciel sanglant ses muscles de feuillage.
Même la gourmandise des guis le déserte
Et les trèfles dès l'ombre ont abêti leurs têtes.

L'astre le plus fidèle a fui, gaulé des branches.
Aux bosquets raccourcis par la lueur lunaire
S'engourdit sans remords un glas impénétrable.
Et, seuls, sur l'arbre aimant, dont la veuve est l'Aurore,
Pleuvent les quolibets des genêts gras et pleutres.

II

La ferme où je suis né s'en va sans connaissance,
Mère, mère; elle a mis comme toi sa coiffe du dimanche.
La herse qu'est mon âme s'est prise entre les souches;
La terre, nourricière des poèmes, reste en friches;
Bercera-t-elle cet été la noble sieste des gerbes?

Pourquoi, brodée de lune, l'escorte des marguerites,
Titubant sur les ronces des talus hirsutes,
S'accroche-t-elle aux jambes molles du crépuscule?
Et, moi, que fais-je là, taciturne, immobile,
Avec cet arbre mort en travers de mon être?

III

Mes pas ont tant craqué sur des minutes mortes!
J'ai besoin du bâton de noisetier qu'enfant
Je coupais pour m'aider à sauter dans la boue,
Tandis que me gardait le regard des boeufs blancs
Et que je me fiais même à l'accueil des houx.

Les bois, l'herbe, les eaux, m'ombrageaient de langage.
J'errais, l'esprit vêtu des peaux d'une aube rouge
Et tassais sous mes flancs la fougère des heures
Si lisse! Les poulains me mordaient au visage
Pour me récompenser d'admirer leur crinière.

Le camarade seigle, comme il a su pousser!
Mon père a pris son temps derrière la charrette,
Cherche à terre ses mots, butte et me dit : « Tu sais,
J'apprends à lire maintenant que te voilà poète! »
Mais ma jument, pas fière, me regarde de biais. (...)


Poème  est paru dans la NRF en février 1939. La version
ci-dessus est celle expédiée à Jean Paulhan: elle est très
proche de la version définitive, mais deux strophes lui
seront ajoutées. Celle qui fut envoyée à Jean Guéhenno
n'a pas été retrouvée.

  Samedi [1939]

Cher Guéhenno

Votre lettre m'a fait plaisir. J'ai tant senti si souvent que vous vous défiiez de moi, alors que je suis peut-être l'un des hommes qui mériteraient le plus votre confiance. Cela m'a été très dur.

Je ne sais pas de quoi demain sera fait. Nous allons tous vivre dans une Europe saignante. Poètes et écrivains n'ont peut-être pas à protester : l'après-guerre fut si peu humaine en art...

Si nous pouvons encore espérer vivre en hommes, je vous dirais que je voudrais bien publier cet hiver un recueil de poèmes. Alors, vous pourriez peut-être m'aider à le faire éditer?

Je publie dans la N.R.F. bientôt.

Bon courage.

Très affectueusement.

Armand Robin

 [cachet de la poste 26 juillet 1939 - adresse sur enveloppe: Kergroas Plounevez-Quintin Côtes-du-Nord]

Aube

Cher Guéhenno,

je devais vous envoyer un mot: vous avez attribué ce qui s'est passé en juin dernier à des difficultés d'édition. Il n'en était rien: la vérité est qu'il y a quelque chose d'affreux qui pèse sur ma vie. Cela n'a rigoureusement aucune importance. Je travaille; autant que possible des choses difficiles ou, mieux, impossibles.

Affection et joie

A. Robin

P.S. Voici une photo que j'ai prise de Supervielle.

[octobre - novembre 1939]

Nuit

Cher Guéhenno

J'avais déjà écrit à Blanzat.- Roche est à Fontainebleau, Leboucher est assez loin du front.—

J'ai vu Paulhan hier à Paris, assez atteint, semble-t-il, par la perspective d'hiverner à Sartilly.— (il est vrai qu'il ne le laisse guère paraître).— Supervielle est à Montevideo et ne songe pas à revenir ; je n'ai rien reçu de lui depuis fort longtemps, mais des gens de Montevideo que je fréquente ici m'ont dit qu'il est sérieusement souffrant (sans gravité toutefois).—

Pour ma part j'ai, heureusement, beaucoup d'occupations; je vais vous faire plaisir : figurez-vous que je suis délégué (classe de seconde) au lycée de Versailles !— Tous les employés, ou presque, parlent breton.

J'ai fait l'emplette d'un petit vélomoteur qui me distrait un peu et me dispense de lire les journaux dans le métro et le train ; magnifique trajet par le Bois, St Cloud et la Ville d'Avray !—

J'oubliais : je me suis mis à donner une suite au texte ("Hommes sans destin") que vous aviez publié autrefois dans Europe ; malheureusement je ne retrouve aucun exemplaire de ce début.- Au siège de la Revue il est impossible de se procurer le texte.— Auriez-vous par hasard conservé mon manuscrit ou auriez-vous le n° d'Europe de nov. 1936 ? Cela me rendrait un grand service.

Bonjour à Louisette.— Souvenir affectueux.

Armand Robin

Paris — aube

Cher Ghéhenno

J'ai appris que vous étiez nommé à Toulouse.— Pour moi je suis "exempté" : c'est un mot bien vilain. J'attends...

Que devient Blanzat ?— J'ai reçu des lettres de mes amis ; ils font ce qu'ils peuvent.— Mes deux frères sont mobilisés, mais restent en Bretagne : à l'un d'entre eux, on a donné un vélo pour qu'il surveille le littoral de Crozon!

Je pense sans cesse à cette guerre, mais je ne la pense pas.— Je suis dégoûté que nos beaux-esprits ne songent qu'à se faire placer à la Propagande... Quel défaitisme de la pensée que la paix belliqueuse !—

Je tâcherai, autant que je le pourrai, de travailler à des poèmes, dans le silence.— Mon livre va paraître; Gallimard en personne me l'a confirmé au début de la guerre... Quant à ce qui peut m'arriver par ailleurs, cela ne concerne que mon corps et je n'ai pas à perdre du temps à y penser (du reste, j'ai tant de chance pour l'instant).

Bon courage. Sentiments affectueux.

A. Robin

  15 juin 1940

Cher Guéhenno,

Merci de votre lettre qui m'est parvenue alors que j'étais encore à Versailles. Nous sommes partis de là-bas mardi dernier.

Maintenant, je pense, va commencer notre véritable travail. J'ai confiance en la permanence de ce pays: il ne sera dépouillé que de ses ornements matériels. Peut-être, dénué du matériel, va-t-il enfin prendre souci du réel. Je ne crois pas, à tout prendre, qu'il y ait là un désastre.

Voilà qui me soutient en cette "nuit" très noire. Je surmonterai cette nuit.

Si cela pouvait vous "distraire" un peu, je vous conterais comment, mobilisé, j'ai été affecté à l'Ecole du Génie, à Versailles. J'y apprenais à construire des ponts, à les détruire, à créer des voies de chemin de fer, à les détruire; j'y apprenais la navigation, le béton armé, l'installation du téléphone, le jiu-jitsu , la nage, le cheval, l'escrime, etc.,... etc.,... J'y ai vécu dans l'ahurissement le plus complet, mais prodigieusement diverti, passant par 3 ou 4 métiers par jour.

Quoi qu'il arrive, je resterai dans mon pays. Moins que jamais j'ai envie de le quitter.

Je suis à Périgueux, déjà rendu à mon travail poétique. Je ne vous raconterai pas quels spectacles j'ai eus ou ai sous les yeux: c'est très navrant. C'est une grande très grande pitié.

Très amicalement à vous.

Armand Robin

Ecole militaire du Génie
GS
Compagnie F1 - 142e section
Caserne Daumesnil
Périgueux
Dordogne

P.S. Aucune nouvelle depuis 15 jours de la plupart de mes anciens camarades.

[billet joint sur papier quadrillé] : Je vous dirais aussi que je suis ici presque sans rien. Pourriez-vous m'envoyer 100 ou 150 fr. Merci.

 4 juillet [1940]

Cher Guéhenno

Où êtes-vous ? Je vous ai écrit à Montolieu. Si je savais que vous y êtes, j’irais vous y voir. Je ne suis pas loin.
Quelle terrible " nuit " !

Parlons d’autre chose : j’ai fini la guerre ici, où les gens sont charmants. J’y ai rencontré Eluard, que je vois tous les jours (il est lieutenant d’intendance).

Pourriez-vous m’envoyer 100fr ? Excusez cette demande : vous pensez bien qu’il ne me reste pas grand chose !

J’écris. Je sens qu’au fond je travaillerai maintenant dans un monde intérieur éclairci. Les dernières années m’ont toujours paru très broussailleuses.

Aucune nouvelle de personne depuis le 10 juin.

Affectueusement

Armand Robin

 

       Les (très belles) lettres d'Armand Robin à Jean Guéhenno sont à peu près complètement inédites. Toutefois la partie la plus importante de celle du 18 juillet 1935, sur la déception après le voyage en URSS, a été publiée dans Armand Robin, la quête de l'Universel, édition Skol-Vreizh, et quatre autres concernant la guerre dans les Cahiers Bleus- hiver printemps 1980. Les mots ou expressions soulignés ou mis en valeur sont d'Armand Robin.