SUJET : "Voltaire définissait Mme de Sévigné:
"la première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour
conter des bagatelles avec grâce". La critique moderne cherche volontiers, jusque
dans les badinages avec Bussy-Rabutin," ce tréfonds d'une âme ou il y avait de la
rêverie, de la méditation, de la durée, pour quoi Joubert disait que Mme de Sévigné
lui était toutes choses" (A. Beaunier).
D'après les extraits du programme, quelle portée croyez-vous
pouvoir attribuer, entre ces deux opinions extrêmes, au talent de Mme Sévigné ?
Peut-être est-il préférable de rester ignoré de Voltaire que d'être loué par lui;
nul n'a su faire tenir plus de menace dans un éloge. Un peu comme Corneille, Mme de
Sévigné s'écroule, victime des compliments de son admirateur et, bafouée d'éloges, se
retire dans un coin discret du "Temple du goût": "La première personne de
son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter des bagatelles avec
grâce". Retirez-vous, Marquise; vous brillez en dons délicieusement inutiles, mais
nous sommes ici entre gens dont la pensée, sans doute, est de quelque portée. Adieu,
charmante Marquise!
M.A. Beaunier, que le sujet qui nous est proposé a la hardiesse d'opposer à Voltaire,
sait être moins galant et plus courtois; au surplus l'esprit, et surtout l'intelligence
ne lui font pas défaut; un peu semblable en cela à presque tous les critiques de notre
époque, dont la première règle semble être la "sympathie" à tout prix et
qu'une générosité systématique incline à attribuer à tout auteur les qualités et
les richesses qu'ils n'ont pas manqué de trouver en eux-mêmes, Mr A. Beaunier accorde
aux "lettres" de Mme de Sévigné une valeur égale, ou peu s'en faut, au
"journal" d'Amiel ou à celui de K. Mansfield.
Il faudrait oser croire que Mme de Sévigné ne se portera pas trop mal de cette épreuve
inattendue. Qu'importe d'ailleurs? La portée que nous daignons parfois attribuer au
talent d'un écrivain n'est peut-être que la mesure de nos propres désirs, et aussi,
souvent, de notre propre force, lorsque ce n'est pas de notre propre faiblesse; sans
doute, même conviendrait-il d'ajouter que l'artiste ou l'écrivain qui pour nous est
"toutes choses" se trouve être communément celui qui s'accorde le plus
complaisamment à nous et qui veut bien accepter tout ce que nous lui apportons; est
"toutes choses" pour nous ce que nous avons au préalable gonflé de
nous-mêmes.
Il y a dans le talent de Mme de Sévigné je ne sais quelle solide inconstance qui lui
assure dans notre esprit, et surtout dans notre coeur, une portée sans cesse compromise,
et parfois reconquise. Elle contenait en elle mieux que toute autre femme, le génie de la
diversité ; elle était née pour le frivole dont elle savait s'occuper sérieusement, et
pour le grave dont elle savait faire une bagatelle ; elle savait que le temps passe, mais
elle avait appris aussi qu'il dure ; elle n'avait pas d'effort à fournir pour parvenir
parfois à la finesse, mais elle ne se contraignait jamais à être intelligente avec une
constance indiscrète. Bien mieux, son esprit lui-même souvent consent à disparaître :
il n'est rien de plus amer que la vigoureuse infaillibilité avec laquelle se trompe sur
Racine cette femme que l'on désirerait supérieure : "Racine passera comme le
café". -Ni Racine, ni surtout le café, n'ont passé.- "Il écrit pour la
Champmeslé, ma chère, non pour les siècles à venir". Mesquinerie, sans doute,
d'une femme qui aurait volontiers reconnu en Racine le plus divin des poètes, s'il avait
écrit du temps où elle était encore la plus jolie des femmes ! - On est, un instant du
moins tenté d'être déçu et de chercher dans le style (cette gracieuse bagatelle dont
il convient de ne pas tenir grand compte, quelles que soient les circonstances) une
charmante et peu courtoise consolation. Mais le moment qui suit apporte à Mme de
Sévigné une intelligence d'autant plus estimable qu'elle ne la préfère pas à la
petitesse des pensées qu'elle vient de quitter; Mme la Marquise s'élève alors, bouscule
et dépasse cette réfection dont elle ne saurait du reste que faire, et pénètre droit
et bien avant dans le secret des événements et des êtres ; elle se libère de sa vie de
femme, de sa vie de mère, de sa vie de grande dame, de la vie tout court qui lui impose
ses faiblesses, ses mesquineries, ses sottises, et celle qui condamne Racine en étourdie,
ne comprend rien à sa fille, maltraite son fils qui l'aime, se réjouit en passant de
voir des Bretons pendus, confond la guerre avec les menuets, ne voit du grand siècle que
le petit ; celle-là même, présentant les accusés du Procès des Poisons, nous surprend
et nous livre des êtres humains dans leur plus vraie détresse ou parfois, raillant
quelque courtisan, et le hasard l'aidant, leur inflige un ridicule en des mots presque
dignes, sinon d'inspirer, du moins de dérider Molière.
Tel est ce talent, d'une incertitude aussi ferme que celle de la vie, comme la vie
tendance au meilleur, effleurement parfois de l'excellent, vivacité sans but des instants
toujours ; Mme de Sévigné, ne s'impose nullement un choix difficile et peut-être
inutile à une nature également propre à accueillir le bon et le médiocre ; elle
batifole dans les prés, bavarde à la cour, se sent seule lorsqu'en effet elle est seule,
gaie lorsqu'en effet elle l'est, apportant ainsi sur les minutes et les années un
témoignage d'une fidélité commode et parfois respectable.
Il serait sans doute vain, même pour des professeurs, de chercher quelque enrichissement
dans une oeuvre qui n'a d'autre ambition que de se traîner à la suite de la vie. Qui
veut écrire une oeuvre qui soit "toutes choses" pour d'autres êtres, doit
s'isoler de sa propre vie, se bâtir en dehors d'elle une solitude, rassembler toutes les
forces de son esprit et de son coeur et par delà le temps construire ou conquérir de la
durée ; une oeuvre, c'est d'abord une désobéissance, et presque une provocation. Telle
est la première loi de l'art, la seule du reste qu'aucun Art poétique n'ait songé à
formuler.
Aussi n'est-ce pas un peu un contresens que de parler de la portée du talent de Mme de
Sévigné, comme on pourrait parler de la portée du talent de Voltaire ou de Racine ?
Racine, acharné à grouper autour d'un drame le contenu de l'être humain, conquiert un
nouveau règne, agrandit ou approfondit l'univers existant : aussitôt il peut devenir
"toutes choses" pour d'autres consciences que la sienne, aussitôt son art est
de quelque portée, précisément parce qu'il n'accepte pas tout ce que la vie quotidienne
lui apporte. Il semble bien que dans le cas de Mme de Sévigné, malgré le sujet qui nous
a été proposé, ce soit le contraire qui se produise, tant cette grâce si justement
vantée mettait de coquetterie à bien accueillir même ce qui n'était digne d'aucun
accueil. Quant à chercher dans ces lettres "le tréfonds d'une âme" n'est-ce
point là un dessein bien cruel ? Pourquoi accabler Mme de Sévigné d'une profondeur qui
l'aurait sans doute fort embarrassée peut-être ? Elle a certes connu la rêverie, la
méditation et même l'angoisse, mais elle a l'humilité d'attendre que son existence lui
apprenne que de tels sentiments peuvent exister même pour des êtres qui n'ont jusque là
connu, comme elle, que le badinage ou une frivolité qui se risque parfois à s'alourdir
pour jouer à la gravité. Psychologie décevante et barbare ! (le mot
"tréfonds" du reste, d'une élégance douteuse, n'insiste-t-il pas
fâcheusement sur cette barbarie ?)
Il serait d'un coeur pitoyable d'épargner à Mme de Sévigné les qualités qui
l'accableraient ; il vaudrait sans doute mieux lui prodiguer jusqu'aux charmantes
faiblesses où elle se plaît. Il serait même hasardeux de trop insister sur son talent ;
elle savait elle-même se dire qu'elle écrivait "divinement", mais ne s'est pas
servie de ce don pour proposer une oeuvre qui dure, qui ait quelque portée. Elle prête
aux événements qui passent le ton qu'ils semblent exiger d'elle : Turenne meurt-il ? Ses
amis songent avec gravité au grand homme disparu : Mme de Sévigné comme eux médite et
son style s'élève à la grandeur. Mr de Pomponne est-il disgracié ? Mme de Sévigné
tombe au milieu de la famille en pleurs et son style, tout triste en cet instant,
communique cette douleur à Mme de Grignan. Parfois elle s'amusait de son talent : un jeu
de plus dont la nature lui avait fait don ; elle y songeait, lorsque les conversations
languissaient, et s'en parait alors, comme d'une robe qu'il ne fallait pas montrer trop
souvent. Il est à remarquer que les lettres où Mme de Sévigné se joue de son talent
sont précisément celles qu'on ne relit pas deux fois, tant il est vrai que ce n'est pas
ce qui compte d'elle
La correspondance d'un être est souvent ce qui le prolonge le mieux dans la durée.
Cicéron s'est servi de ses lettres, non seulement pour proclamer qu'il était un grand
homme, mais encore, parfois, pour le devenir. La correspondance de Voltaire, c'est
l'histoire de la conquête de l'Europe même par un homme, d'un siècle par une idée. Les
lettres Flaubert, c'est le triomphe d'un artiste - alchimiste isolé dans un superbe
entêtement.
Mme de Sévigné, elle, ne change rien dans sa vie, sinon d'ailleurs que lui resterait-il?
Ce n'est pas elle que nous aimons, mais bien cette obéissance constante à l'inconstance
de tout. Nous aimons le printemps dont elle nous décrit les premiers bourgeons, mais non
pas elle-même. Elle est tout ce qui n'est pas elle, disparaît aussitôt évanoui ce que
son oeil voyait, ce que son oreille écoutait. Elle rapporte les propos des courtisans,
puisqu'ils sont parvenus à ses oreilles, décrit un pré, puisqu'elle y passe et qu'elle
n'est pas fatiguée, communique des nouvelles, puisque ces nouvelles lui parviennent, lit
l'italien, puisqu'on le lui a appris. Faute d'avoir de quoi donner à la vie, ou lui
opposer (ce qui est le propre de tout vrai créateur), elle lui présente sans se lasser
une forme sans contour et une substance sans matière.
Elle est encore jeune, ou du moins d'un âge où une femme ne saurait songer à la
vieillesse ? Elle badine avec son cousin Bussy-Rabutin, s'amuse même à être
légèrement précieuse ; pourquoi pas, puisque la vie l'y invite ? Comment du reste
soupçonner que la tristesse puisse exister ; puisque son existence ne lui en n'a pas
encore présenté de réelle ? Il serait indiscret de lui demander de découvrir ce qu'on
ne lui a pas encore découvert.
Sa fille la quitte ? Elle souffre et elle dit: "Je souffre". Rien de plus. Puis,
elle lui écrit, lui racontant ce qu'on dit, ce qu'on fait, ce qu'on porte, ce qu'on
écrit, ce qu'on n'a peut-être pas fait et ce que peut-être on ne fera pas : une douleur
adoucie par le bavardage.
A la fin de sa vie elle revient aux Rochers ? Elle souffre de rhumatismes malgré un
séjour à Vichy et en dépit de l'esprit d'un jeune et charmant médecin qu'elle y a
rencontré; son fils a dissipé ses biens, abattu les beaux arbres de son parc; le soir
lorsqu'elle lit l'Arioste cette solitude s'étend autour d'elle ; au loin les amis ont
disparu les uns après les autres elle connaît alors la rêverie, l'amertume, l'angoisse
même; mais ce n'est pas d'elle que viennent ces sentiments ; son existence les lui
apporte, elle les accueille avec une amère courtoisie de grande dame, et leur offre ce
qu'elle peut leur offrir: une demeure.
Commerce fort exact : Mme de Sévigné reçoit de la vie la somme de joies, tristesses,
idées, sottises, qu'elle contient avec une régularité désespérante. Il n'y a rien de
plus en ce que les jours lui ont apporté de rêverie ou d'activité, de bagatelle ou de
gravité, d'intelligence ou de mesquinerie. Les comptes sont impeccables, on n'ose parler
ni de justice ni de justesse. D'autres êtres, établissant le même commerce avec les
instants, ont su renverser la balance à leur profit, s'agrandir du contenu successif des
heures.
Mme de Sévigné, elle, n'oppose à ce qui passe qu'une substance poreuse ; elle
s'évanouit dans la vie qu'elle subit. Mais une vie humaine est toujours une chose
merveilleuse ; Mme de Sévigné n'est sans doute ni constamment intelligente, ni
constamment délicate ; mais cette inconstance, solide comme celle de la vie, vaut à ce
qu'il est convenu d'appeler son talent cette portée que nous signalions au début. La vie
de Mme de Sévigné, si mesquine soit-elle, existe ; Mme de Sévigné n'existe pas.
Copie d'agrégation sur Mme de Sévigné, concours de 1936. Une version
différente a déjà été publiée par Alain Bourdon dans Les Cahiers des Saisons
(n° 39, automne 1964) sous le titre Un agrégatif agressif. Elle a également
été reproduite par Françoise Morvan dans Ecrits Oubliés I Page 33-41.
Il s'agit ici de la version expédiée à Jean Guéhénno en juillet 1936, antérieure à
la précédente.