Armand Robin: l'oeuvre libertaire
* Lettre indésirable N° 37 *
LETTRE INDÉSIRABLE N° 37 ADRESSÉE LE 10 MAI 1947 A LA RÉDACTION DES LETTRES FRANÇAISES ET AU COMITÉ NATIONAL DES ÉCRIVAINS
Réactionnaires ignorants, Vous n'ignorez pas que telle est la formule (la plus exacte qui se puisse concevoir) dont j'ai l'habitude de saluer les membres du Comité Central du Parti Stalinien dans mes rapports épistolaires avec ces gens d'extrême droite (rapports nombreux, les petites lettres entretenant l'inimitié). Sans doute vais-je vous paraître d'un naturel jaloux; mais je vous prie de considérer qu'on ne saurait trop briguer l'honneur - et l'avantage - d'être l'objet d'un de ces délires étonnants auxquels vous vous livrez dans chaque numéro des "LETTRES FRANÇAISES"; aussi comprendrez-vous aisément l'envie qui m'a mordu lorsque j'ai lu dans un des récents numéros de votre hebdomadaire stalinonazi une attaque contre un homme charmant, un homme qui n'est pour rien dans l'établissement du travail forcé dans la sixième partie de notre planète, qui n'a pas songé à de nouveaux moyens pour mieux exploiter les travailleurs et qui à ma connaissance n'a pas assassiné Trotsky: CH. A. Cingria. Se contentant d'être agréable à tous et n'osant faire de mal à personne, comment ce criminel n'eût-il point excité votre courroux? Donc mû par une légitime jalousie, je viens vous demander s'il ne vous serait pas possible de publier dans chaque numéro de votre si singulière gazette (1) quelques lignes où je serais chargé des méfaits les plus lubriques. Comme je gagne assez bien ma vie en faisant des comptes rendus critiques des propos diffusés en toutes langues par les radios de Moscou (il me semble que l'Ambassadeur des tueurs de prolétaires russes aurait intérêt à s'y abonner) je suis prêt à vous rembourser vos frais d'impression, voire à rémunérer l'auteur de ces attaques. Messieurs, c'est en vain que depuis des ans je vous supplie de vous en prendre à moi de toutes vos forces. Vous m'avez fait perdre beaucoup d'heures, que la simple contemplation de quelque ruisseau eût fertilisées; de poète vous m'avez transformé en copieux auteur épistolaire, ce qui assurément est fâcheux (vous savez sans doute que je "facture" au Parti Stalinien, au tarif syndical, le temps que j'ai perdu à lui dire ce que son attitude obstinément et incompréhensiblement réactionnaire me contraignait à lui dire). Et je ne parviens pas à obtenir satisfaction, et je constate chaque semaine que d'autres réussissent à s'assurer l'avantage d'être attaqués par vous ! Je me souviens avec mélancolie qu'il me fallut des mois d'intrigues, de sollicitations, de ruses pour obtenir de vous mon inscription sur votre liste noire ! Comprenez-vous maintenant avec plénitude comme j'ai pu être saisi d'amertume en voyant que CH. A. Cingria réussissait sans peine là où malgré tous mes efforts sans cesse j'échoue ? Que faut-il donc que je fasse? Je ne puis me résoudre à gifler en public l'homme le plus méprisé de Paris (vous avez compris qu'il s'agit d'Aragon). Je suis né dans le peuple et le contact avec la face de cet ignoble bourgeois salirait une main que je tiens à garder propre pour serrer celle des travailleurs; au-dessous d'un certain degré de bassesse un homme devient "ingiflable".
(1) - en russe "journal" se dit "gazeta"
Armand ROBIN
Ce texte, inédit du vivant d'Armand Robin, a été recueilli dans son appartement après sa mort et publié pour la 1ère fois dans Ecrits Oubliés I
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