Cest la fin de lannée. Jai décidé de vous
faire des étrennes.
Je ne veux pas être méchant envers vous et la seule vengeance
que jaie conçue à votre sujet ne sera pas très terrible; et personne nen
saura rien, à part Paulhan à qui j'envoie un double de cette lettre *** (à
moins évidemment que vous ne vous mettiez encore à répandre sur mon compte des sottises
dans tous les milieux bourgeois).
Quelques jours après que le CNE a pris à mon sujet cette
admirable décision, je vous ai téléphoné malgré notre brouille; je trouvais en effet
que lintérêt du CNE était de revenir sur cette décision et jai accepté
des démarches pour lui permettre de le faire. Jai vu que certains voyaient de ma
part une démarche faite dans mon intérêt personnel ; jen ai donc eu assez et
jai complètement tout laissé tomber ; tant pis pour les spécialistes de
labsurde !
Mais dans ce que vous mavez dit au téléphone il y avait
quelque chose qui ma été révélateur ; vous mavez dit : « Et restez
tranquille ! sinon nous fouillerons dans vos autres activités ! » - Je nai pas
compris sur le moment puis jai peu à peu rapproché cette phrase de certains propos
très étonnants quon tenait sur mon compte et qui mont littéralement
abasourdi ; je me suis découvert, dans les propos des littérateurs, coupable dune
quantité dactes que jignorais absolument et pour cause !
Jai trop de travail à faire pour entrer dans des
explications et dailleurs (à tort peut-être) il y a bientôt trois ans quil
mavait été recommandé de ne jamais rien confier dans ces milieux littéraires.
Je me contenterai de vous apprendre ceci : sous loccupation
allemande, javais constitué à moi tout seul un véritable organisme
dinformations qui allait dans une bonne dizaine dorganisations pas du tout
vichyssoises, je vous prie de le croire. Il ny a guère eu quune interruption
de 8 mois dans ce service quand De Brinon, Sordet et dautres décidèrent
davoir la tête « de lêtre le plus dangereux de Paris » selon leur
expression. Je ne demandais pratiquement rien à ces organisations pendant
loccupation et jai dû vivre pendant longtemps dune vie assez dure.
Depuis la libération, chacun de ces organismes me paie et dune façon très large,
de sorte que je gagne depuis août environ 30 000 francs par mois (et quand certaines des
personnes pour qui je travaillais rentreront dAllemagne où elles ont été
déportées, je serai payé mensuellement quelque 20 000 francs de plus). Le seul
organisme dont je nai jamais rien accepté, pas même comme fournitures de papier,
parce que je tenais et tiens toujours à travailler pour lui gratuitement est le Parti
Communiste (pas celui des littérateurs, celui des vrais militants). Jespère que
vous commencez maintenant à comprendre quelque chose.
Il y a quelques semaines enfin le ministère de
lInformation, que javais dû quitter en juillet 1943 après des dénonciations
et toutes sortes dautres histoires provoquées par le fait que je criais « Vive
Lénine ! Vive Staline ! » au passage de ces messieurs dalors, ma rappelé
que jaurais dû me représenter pour y reprendre ma place après la Libération : le
Ministère de lInformation va me verser une certaine somme pour me dédommager.
Je vous soupçonne toujours davoir répandu à mon
sujet un certain nombre de ces bruits absurdes, dont quelques-uns me sont revenus : ils
sont tellement idiots que je ne peux pas vous en vouloir ; je reconnais dailleurs
très volontiers que je métais auparavant emporté outre mesure contre vous ; mais,
vous, Eluard, vous avez essayé de me faire un mal réel, vous avez usé de tout votre
crédit pour répandre sur mon compte des calomnies mettant en jeu mon honneur et même ma
vie.
Pour ce premier de lan, je vais donc, pour me venger,
vous envoyer comme cadeau une partie de la somme que le Ministère de lInformation
moctroie ; ce sera, si vous voulez un « prix », « le prix de la vengeance
dun homme venu du peuple ». Vous pourrez lemployer à donner du travail par
exemple à une femme de ménage : la conversation des femmes de ménage est infiniment
plus intelligente que celle des riches dames du monde, car les gens du peuple sont
supérieurs aux bourgeois : 4 heures de conversation avec un homme du peuple vaut mieux
quune année de polichinellerie dans un salon (Jacqueline a fini par se convertir en
partie au communisme prolétarien et je constate quenfin elle préfère les gens du
peuple à Lise Deharme et autres réactionnaires).
Je ne fais pas cela pour vous donner une leçon ou
pour vous blesser ; je le fais simplement parce que, découvrant que jai été
lobjet dune odieuse campagne de calomnies, je peux vraiment me permettre de
trouver un geste qui me libère vis-à-vis dun des grands responsables de ces
calomnies, sans lui f aire de mal véritable. Vous êtes un être passionné, vous avez
les injustices de votre passion, vous êtes, en même temps , dans votre vie et dans vos
poèmes quelquun de très touchant, comment pourrait-on vraiment être contre vous,
sauf en vertu de colères provoquées par des propos injustes auxquels vous donnez tout le
poids de votre pureté ?
Armand Robin
Cette lettre a été envoyée à Paul Eluard au 35 rue de la Chapelle à Paris 18, le
30 décembre 1944, sous enveloppe à en-tête "Gouvernement Provisoire de la
République Française". Ainsi que l'indique la mention manuscrite, une copie
était jointe à un courrier envoyé à Jean Paulhan le même jour : dans le
contexte de son inscription sur la liste noire, Armand Robin s'excuse de
l'avoir accusé d'avoir répandu des calomnies contre lui. Il désigne le vrai coupable à
ses yeux: Eluard : Eluard est un peu responsable. Je ne lui en veux pas ; je désire
cependant me venger, gentiment de lui. Voici la lettre que je viens de lui écrire.
*** mention manuscrite sur l'original envoyé à Paul Eluard |