Aladar KUNCZ : Le monastère noir Gallimard
Plus petit jamais ne fut l'homme
Qu'il ne fut cette nuit-là ,
criait Ady, le plus grand sans doute des poètes hongrois, une nuit du mois d'août 1914,
la nuit même peut-être où son compatriote et admirateur Aladar Kuncz, surpris par la
guerre, dans cette France qu'il aimait comme on ne peut aimer quun poème, était
interne comme prisonnier civil à la citadelle de Noirmoutier, « le monastère
noir », pour y apprendre lui aussi pendant cinq ans de quelle petitesse peuvent
être les innocents.
Est-il exagéré de craindre que du point de vue de l'art la Grande
Guerre n'existe pas encore? Elle fut une chance pour les meilleurs écrivains qui en ont
parlé, mais rarement une inspiration ; soumise aux complaisances de la description,
jamais de la méditation, elle restait matière éphémère, crime justiciable des
tribunaux politiques d'une époque et non pas du tribunal permanent de l'âme ; à peine
si pour quelques-uns elle a pu commencer à devenir souvenir, échapper aux mesquineries
des témoignages trop proches, et se transposer en aventure humaine d'une valeur durable.
C'est que sans doute tous nous savons subir une catastrophe terrestre avec notre corps,
mais que nous sommes peu à la supporter avec notre conscience.
Le livre de Kuncz n'est lui aussi qu'un témoignage où il est à peu
près évident que nul détail n'a été sollicité par l'orgueil de l'art. Ceci est la
somme de la guerre, comme les « Souvenirs de la maison des morts » le sont de la Russie.
Prisonnier du trop libre univers de son désespoir, captif de « cette nuit d'épouvante,
où il se trouva face à face avec le spectre de sa démence, de l'ombre duquel il ne put
plus ensuite délivrer complètement son esprit» (page 243), Kuncz a reçu de la guerre
la grâce de vivre dans ces abîmes où ne parvient plus que l'essentiel. La guerre n'a
jamais été aussi réelle, invraisemblable, inintelligible, que dans cette île, dans
cette citadelle, d'où l'on peut à peine apercevoir le ciel ; encore ce firmament
n'apparaît-il que comme un monstre : c'est qu'il est lui-même devenu inexplicable.
Vers une noce sanglante et terrible
Dans chaque homme s'installa
Le mystérieux destin de tous ses aïeux,
Ivre s'embarqua la pensée. |
A l'ombre
du « monastère noir » (comme ce titre libère la guerre de son actualité !), ce n'est
pas seulement une plus grande connaissance de soi que s'est assurée Kuncz. A la clarté
de cette extraordinaire documentation sur l'homme, qui vaut bien quelques dizaines de
romans, nous rejoignons obscurément, dans le passé et l'avenir, une ancestrale et
permanente fatalité, si profonde et si définitivement rassurante dans son horreur que,
lorsque Kuncz y touche enfin, il éclate, nous écrit-il, « en sanglots de joie ». Et
c'est encore à « Souvenirs de la maison des morts » qu'il faut penser. Ces deux livres
vivront sans doute côte à côte dans la littérature mondiale.
Rien de plus essentiel que de découvrir parmi nous ceux qui sont
déjà dès leur vie les hôtes de l'enfer ; l'île de Noirmoutier fut bien pour Kuncz la
géhenne dont il n'est plus sorti, même après la libération de son corps ; il est des
spectacles que l'on ne réussit à écarter de soi que pour rester maudit vis-à-vis de
soi-même pour toute une vie ; aux dernières lignes de son livre, Kuncz « est revenu,
d'une souffrance à une autre souffrance, beaucoup plus terrible ». C'est dans cet enfer
de tourments que les souvenirs ont de nouveau vécu ; l'intensité du récit est telle
qu'une sorte de délire très âpre y soulève chaque détail jusqu'au sanglot et c'est
peut-être la plus grande beauté du livre que cette terreur où tant de sauvagerie aide
tant de tendresse. L'un des prisonniers, Demeter Bistran, devenu fou, monte la nuit sur le
toit de la citadelle et, les bras levés, commande à la lune et aux puissances de la
fatalité d'interrompre le massacre humain. Il semble qu'il y ait à toutes les pages de
cette uvre ce même geste, mais incomparablement lucide, tentant d'écarter de
l'homme la nécessité de passer par l'inhumain.
L 'horreur avec une joie haineuse
Pencha sur les âmes.
Au-delà de la mort, au-delà de la vie,
Seul l'humain viril peut arriver là.
Nous n'avons pas cité trop de vers d'Ady ; quand une uvre en
prose rencontre à ce point la plus grande uvre poétique d'un pays, c'est qu'elle
s'est faite aussi profonde qu'il est possible, qu'elle est l'essentiel, non plus deviné,
comme en poésie, mais trouvé. |