Jean GUÉHENNO : A propos du journal d'une révolution ( Grasset)
Nul ne s'entend mieux à tancer Guéhenno que Guéhenno lui-même ;
sans doute même est-il permis d'avancer que ce qui le distingue le plus avantageusement
de tous ceux qui l'attaquent est qu'il est, semble-t-il bien, le seul de ses adversaires
à porter ses coups avec quelque justesse ; en vain prend-il en grande pitié ses
assaillants peu satisfaisants, en vain songe-t-il souvent à leur prêter gentiment
main-forte : ils semblent manquer d'assez d'esprit pour recourir à son aide, ils restent
toujours en deçà du mal qu'il vient de dire de lui-même et surtout du talent avec
lequel il l'a dit ; l'on est contraint de penser qu'il ne vient à l'esprit d'aucun
folliculaire d'avoir raison, si peu que ce soit, dès qu'il s'agit de s'en prendre à qui
le surpasse ; il est vrai qu'il n'est au monde rien de plus introuvable qu'un véritable
ennemi ; peut-être même convient-il, si l'on n'est pas l'objet d'une grâce spéciale,
de s'attendre à la tristesse de n'en jamais rencontrer que l'apparence sous les traits
d'un quelconque André Rousseaux, - pour ne nommer que le seul d'entre eux qui mérite que
l'on perde son temps à le mépriser.
Un nouveau livre de Guéhenno, c'est comme si nous nous rachetions
devant l'avenir ; nous avons parmi nous un homme qui paye notre rançon à notre place, au
prix fort, et je dirais même, en parlant breton, qu'il expie un peu pour nous tous.
Guéhenno représente, très précisément, la conscience pure que rien au préalable
n'oriente, si ce n'est peut-être un secret désir de ne jamais mettre aucune chance de
son côté ; nous avons affaire dans ses livres aux événements tels que l'âme les
accepte ou les rejette ; la révolution n'est pour lui que la plus ancienne cérémonie du
monde, la mieux fondée des traditions terrestres, elle marche toujours chez lui avec un
bruit de forêt de Brocéliande, elle est aussi sûre d'être toujours en marche que les
forêts le sont de bruire. - Nulle pensée révolutionnaire ne fut jamais plus pure, ni
sans doute plus proche du songe d'un vieil homme du peuple, mais prenons garde qu'un
Guéhenno moins pur paraîtrait l'être davantage ; lui-même fuit cette pureté qui ne
lui semble en aucune façon assez difficile et cet homme, qui n'accorde de valeur qu'à ce
qui en effet en a éternellement, croit de son devoir de se donner (et Dieu sait comme il
se donne !) à ces hasards de l'histoire dont il calcule mieux que personne la précarité
et la futilité ; il y a en lui je ne sais
quoi d'inaltérable qui lui permet de se commettre avec tout sans jamais se compromettre,
en courant seulement le risque, fort négligeable, d'en sortir terriblement meurtri. Comme
nous paraîtrons beaux plus tard! Quel souci nous avions de la justesse et de la justice !
quel conte de tendresse que notre histoire! surtout comme nous étions défiants de toute
scolastique! On ne peut s'empêcher de songer à quelque poète égaré dans un des
recoins sombres du moyen âge, entouré d'intrigues, de violences et de misères et
témoignant pourtant qu'il n'y avait chance autour de lui que pour un chant très doux,
très naïf, très clair de l'âme. Le public ne s'y est pas trompé, il s'est porté vers
Guéhenno à peu près comme on ne se porte que vers un poète avec un sentiment de
reconnaissance et de remords tout à la fois, mais ceux qui se piquent de parler au nom de
ce public ont affecté, affectent encore de ne regarder que d'un coup d'eil, et de
biais, un homme dont en effet l'euvre n'est point assez éphémère pour qu'ils s'en
soucient ; par ailleurs, le monde tel qu'il est reconnaît assez vite de quelle beauté il
est menacé et quels sont ceux qui portent contre lui cette intolérable menace ; ceux-là
surtout qui se sont rendus coupables de quelque événement historique ne sauraient
trouver convenable que leurs vaniteuses bévues soient contrariées dans la mémoire des
hommes par l'avènement ne serait-ce que d'une ombre de véritable pensée. |
André Gide, par un de ses
jours d'intelligence froncée, reprochait à Guéhenno de « parler du ceur » : cet
éloge n'est même pas tout à fait juste, encore qu'il soit exact : Guéhenno a « parlé
du ceur » dans certains meetings, mais c'est peut-être qu'il n'avait pas tout à
fait le ceur à ce qu'il se croyait tenu de faire et qu'il avait besoin de faire
beaucoup vibrer sa voix pour la reconnaître un peu. Il semble qu'il faudrait plutôt
songer à Guéhenno comme à un regard ; encore ne faudrait-il pas manquer de faire tenir
dans l'image le paysage que ces yeux reflètent : quelques maisons voûtées dans une
humble ville bretonne, quelques collines, quelques églises de campagne et quelques
étoiles : paysage étonnamment fidèle à lui-même d'un livre à l'autre, toujours
mouvant et toujours immuable, immense comme le monde ou comme la nuit, simple et solide
comme un village. On ne peut se défendre de penser par réaction à celui qui lui eût le
plus douloureusement envié cet accord toujours constant avec une terre, avec un ciel :
Barrès court nerveusement l'univers, il collectionne tous les sites où l'homme est mort,
il tente en papillon de se brûler à tous les âpres pays surchauffés, puis, n'ayant
guère réussi à se créer un gîte où jouir et souffrir, il revient prendre racine dans
un cimetière de village, s'attache aux tombes au point de se tenir caché dans leur
ombre, protégé par leur prestige, lorsqu'il lui faut répondre à quelque adversaire
d'au-delà les grilles, merveilleusement conscient qu'il était de ne pouvoir sur terre
trouver de lieu assez étroit pour lui faire oublier qu'il était de toutes les âmes la
plus déracinée ; son méchant livre en effet ne pouvait sur ce point égarer que ses
lecteurs les plus frivoles et M. André Rousseaux. Je ne connais pas dans toute la
littérature française d'homme mieux enraciné que Guéhenno ; il l'est comme ne peuvent
et ne pourront jamais l'être que des hommes venus droit du peuple, n'ayant pas à
souffrir de sentir une distance entre un pays et eux, à l'aise parmi les plus saines
coutumes de leur peuple et instruit au langage des arbres, des champs, des maisons, des
rues. Ce que l'on pourrait avec le plus de pertinence reprocher à Guéhenno c'est
précisément d'être parfois un peu trop enraciné ; mais même ce trop paraît
nécessaire pour accentuer les contours de ce paysage qui est un de ceux où la France
peut dès maintenant le mieux « se retremper ». |