UN DÉMENTI
Il m'a été rapporté de divers côtés que l'histoire suivante circule sur mon compte :
sous l'occupation allemande j'aurais par amour du danger pris tous les jours mon
téléphone pour dire directement à la Gestapo toutes les vérités désagréables pour
elle ; après avoir traité les gens de la Gestapo d'assassins, etc, etc, etc, cette
légende veut que je leur aie donné chaque fois mon adresse en les défiant de venir
m'arrêter et qu'enfin je leur aie chaque fois dit : «Vive Lénine !» Je reconnais
volontiers que cette histoire ne manque pas de vraisemblance : il est d'ailleurs tout à
fait normal et naturel, lorsqu'on a une bande de tueurs devant les yeux, de dire à ces
gens ce qu'on pense d'eux, c'est-à-dire qu'ils sont des tueurs. Cependant l'histoire
ainsi racontée est complètement fausse : ce qui est exact, c'est que, pris d'indignation
en des jours où tous se taisaient (sauf les lâches abrités au micro de Londres,
évidemment), j'ai écrit à la Gestapo une lettre fort indésirable où je l'accusais de
tout ce dont les autres l'ont accusée depuis, une fois le danger passé. Cette lettre
commençait par : Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence « humaine » (je
leur expliquais dans la suite de mon texte que l'épithète « trop lourdes » m'avait
été suggérée par la pesanteur de leur pas et le bruit de leurs ridicules bottes).
Cette lettre fera sans doute partie du recueil des Lettres Indésirables ;
peut-être aussi la tirerai-je à part pour la vendre au profit des prisonniers de guerre
allemands actuellement réduits en esclavage pour augmenter les profits de ceux qui, en
temps de massacre, ne se croient pas obligés à toutes les souffrances, toutes les
tortures, toutes les folies, mais seulement à ces réussites commerciales. Il serait
grand temps que les écrivains français prennent la défense des prisonniers de guerre
allemands et exigent leur libération immédiate, car nos écrivains français n'ont sans
doute pas tout à fait oublié que l'homme doit s'efforcer de vivre, en dehors des
intéréts matérialistes, pour tous les hommes de tous les pays.
Je profite de l'occasion pour ajouter qu'il est absolument injuste de parler de courage à
propos de ma façon de faire. Il n'y a là absolument rien qui vaille la peine qu'on s'y
arrête : je n'avais fait que tirer la conclusion d'un séjour au milieu du peuple russe :
on ignore généralement à l'étranger qu'un nouvel état de la conscience humaine est
né là-bas ; j'ai su en parlant là-bas avec des Russes que beaucoup de gens, sous la
terreur généralisée et permanente instaurée dans ce paradis, demandaient
officiellement à être arrêtés, etc, etc ; or ceux-là n'étaient jamais arrêtés; par
contre les gens qui acceptaient le système de la peur, qui prenaient des précautions,
ceux-là,... Je n'ai donc absolument aucun mérite à avoir fait sous les divers tyrans
les gestes exactement les plus indésirables pour les diverses variétés d'assassins.
Ce texte inédit du vivant d'Armand Robin a été recueilli dans son appartement après sa mort. Il a été publié pour la 1ère fois par Plein-Chant, Armand Robin Multiple et un, automne 1979, sans aucune indication. Il date naturellement de l'immédiat après-guerre (1946 ou plutôt 1947).