Jean-Marcel BOSSHARD : Ces routes qui ne mènent à rien
Émile-Paul
Il est malaisé pour une pensée critique, même si elle se tient
très près de la création, de soumettre à la stabilité d'un jugement, si provisoire
soit-elle, cette uvre où il n'est rien qui ne soit sans cesse en train de se
défaire et ne finisse en fuite, errance, liberté. Bosshard manifestement appartient à
ce groupe très restreint d'hommes pour qui la vie n'est plus qu'un beau prétexte, dans
les deux sens du mot : camouflage de soi-même et prologue à un texte.
Le récit s'achemine prudemment vers l'effusion lyrique, monte vers
un être en perpétuel devenir, échappe ainsi à toutes les servitudes des confidences
trop douloureuses ; même dans les jours de la pire faim, « pendant que le bruit devient
une présence », surgit déjà la certitude de se conquérir la joie, « cette joie
qui maintenant me recommence ", proclame Bosshard à la page finale. Tous les
chapitres prennent pour titre la substance de leur dernière ligne, s'impatientent de ne
pouvoir se référer à cet avenir qu'ils retardent.
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L'étrangeté
de son aventure, Bosshard ne la sollicite que pour assurer à son errance des routes
toujours fraîches ; cette discrétion nous délasse un peu de tant d'écrivains, qui
remplacent le souci de leur conscience par le culte de leurs malheurs ; tour à tour
livreur, magasinier, placier, plongeur, postier près du lac Tchad, marchand de bétail et
millionnaire dans le Niger, pauvre bougre ruiné, étudiant à trente ans, professeur,
écrivain enfin, Bosshard pouvait être tenté de s'arrêter aux limites de son propre
récit ; mais à peine se soucie-t-il de l'étonnement d'autrui, il lui faut tant penser
à devenir davantage une personne, il a tant de retard, semble-t-il crier partout.
L'art y gagne je ne sais quelle constance qui contraste avec la
fièvre de cette course vers la connaissance de soi ; il s'est passé longtemps entre le
besoin de se conter et la découverte du style. L' uvre apparaît écrite sur
plusieurs couches, créée à diverses profondeurs, de sorte que la résonance de
l'ensemble finit par s'accorder avec maintes perceptions d'un même passé ; l'âme, à
propos du même fait, se confronte plusieurs fois avec elle-même ; une sorte de
convoitise du futur s'installe ainsi dans tout souvenir et le libère.
Ce sont là de réconfortantes surprises ; mais la plus
réconfortante peut-être est de découvrir que cette Afrique noire a été pour Bosshard
un lieu de fraternité ; les meilleurs d'entre nous n'osent pas y croire ; les plus
humains des livres « coloniaux » n'accordent aux nègres que les prestiges du
pittoresque ou de la candeur. Notre joie est d'autant plus grande devant l'amour de Fatou,
d'une grâce et d'une richesse incomparables ; Bosshard a écrit là des pages qui
méritent notre amitié à tous. |