MA VIE SANS MOI
Le temps m'a rajeuni jusque dans mon enfance,
Je ne sais plus combien j'ai souffert, ni
pourquoi,
Mais je sais, aujourd'hui que je suis
transparence
Et qu'à force d'oubli je reviens près de moi,
Combien je vais bénir l'objet de ma
souffrance.
J'ai retrouvé l'étang et les bois taciturnes
Où toute ma jeunesse et ma franchise ont chu;
Je craignais d'y heurter un moi-même inconnu,
Mais, où l'aube pensait redevenir commune,
Grâce à l'amour humain rien ne s'était perdu.
Lorsque je fus bien loin dans mon isolement,
N'ayant d'autre pays que le bruit du
feuillage,
Au plus haut de tout mal je tremblais un
instant
Et, passager fragile en mon sang de sauvage,
Un chant d'âpre douceur me brisa lentement:
« Mes coteaux, mes sentiers, nul ne peut
m'écouter,
Chaque être que j'aimais a choisi son mensonge
Et je n'ai d'autre dieu que les plus beaux
objets;
Vous seuls fêtez les pas qu'allongent ceux qui
songent
Et répondez encore quand nos pas font pitié.
« Je sais qu'il est un lieu loin de mon
existence
Où je pourrais éclore au sein de mes vrais
jours,
Mais, puisque sur vous seuls dure et meurt sa
présence,
Je viens par vos échos et vos reflets gravir
Le seul temps où sans moi mon être vive et
change.
« Enfant déshérité du berceau que la terre,
Prudente, fait germer à force de plaisirs,
De rires, de baisers, d'usages, de grimaces,
Dès qu'au sein des maisons naît le lâche et
l'impur,
J'ai dû risquer l'enfer pour conquérir la
grâce.
« Quand de l'homme brisé veut naître un
demi-dieu
Vos poitrines de blés mouvants lui font
silence,
Mais ne soupçonnent pas, tant leur souffle est
heureux,
Que les plus beaux labours sont moins drus en
naissances
Que l'immortelle mort d'un cri resté louange.
« Étrangers qu'une image a faits mes seuls
amis,
La fraîcheur d'un silence à franges de
ramilles,
Le palais d'un langage étincelant de feuilles,
D'églantiers, d'aube en paix, d'herbes, de
joies en deuil,
Parlent plus haut de moi que si j'étais en
vie.
« Je ne laisserai pas se perdre en vains
nuages
Le frêle avènement de cette aube où je pleure,
Ni dormir au soleil parmi vos pierres blanches
Ce voeu, plus que divin, d'aimer même la mort,
Qui seul fiance une âme à son sens éphémère.
« Mon
angoisse, il est vrai, ne ride pas le Temps!
Je n'ai, pour L'en parer, qu'un trop court
désespoir,
Mon amour ne sera qu'un culte de trente ans,
Mais, fort et gai pour Elle, il sent à lui
s'unir
D'éternels partisans : le
soleil et les vents.
« Regardant verdoyer les plaines de Sa vie,
J'ai toujours fait le guet comme un bon paysan
Qui craint que son troupeau ne revienne
meurtri,
Même si l'ombre est tendre et tout roseau
riant.
Je veille sur des mots dix ans ensevelis.
« Mes chants les plus secrets naissent loin de
moi-même,
Sur les derniers sommets d'où je puis
l'entrevoir
Et m'y quittent, voulant près d'Elle être en
prière,
Pour qu'un peu de tout coeur L'aime comme je
L'aime
Et qu'Elle soit heureuse autant que j'ai
souffert. »