ANDRE ADY
Voici plus de quarante ans, en février 1904, un grand garçon brun, au type exotique,
emprunté comme le paysan arraché à sa terre, débarquait à Paris, venu tout droit. de
Nagyvarad, ville du fond de la Hongrie. Il était journaliste, avait pour tout bagage
quelques poèmes publiés naguère dans sa province et avait plein la tête d'espoir en
l'avenir, en l'amour et en Paris où il posait le pied avec la vénération du pèlerin
parvenu au sanctuaire de la divinité.
Il était né en 1877 à Ermindszent, dans ce pays vallonné de Szilagy que ses poèmes
baptisent Sylvanie et qui conduit de la plaine hongroise aux monts de Transylvanie. Il
était issu d'une famille de petits propriétaires nobles accrochés depuis des siècles
à leur terroir. Il avait été élevé au lycée de Zilah, puis il avait fait des études
de droit à Debrecen, la capitale du calvinisme hongrois. L'amour des lettres l'avait
appelé à Nagyvarad où il avait trouvé une place de rédacteur à l'un des journaux du
lieu.
Il y avait mené la vie à la fois monotone et tapageuse du journaliste de province
roulant dans les cafés et les quelques boîtes de nuit de la ville, épatant les
bourgeois par ses excentricités et de temps, en temps par quelque menu scandale de moeurs.
Il y avait fait aussi apprécier son jeune talent de pamphlétaire et de poète en quête
d'innovation.
Il y avait été découvert par une femme, Léda, venue de Paris, où était établi son
mari, pour rendre visite à ses proches. C'était une juive de la bonne société, mariée
à un commerçant cossu. Elle était élégante et ses robes apportaient dans leurs plis
un peu des parfums mystérieux de la Ville; elle était instruite, oisive, férue de
littérature et d'art. Ady l'avait trouvée belle et elle lui avait donné la révélation
de la vie raffinée; des amours compliquées, des voluptés, et des douleurs subtiles.
Fasciné, il avait cédé à ses instances et s'était résolu à solliciter une bourse de
voyage du comitat (c'est-à-dire du département) pour aller la rejoindre à Paris.
Il savait à peine balbutier quelques mots de français, Il lisait notre langue avec
peine; il ignorait tout de la France et ce qu'il venait chercher à Paris, c'était tout
simplement une vie nouvelle, plus fastueuse et plus belle, où il atteindrait à une
plénitude qu'il n'avait pu connaître dans son petit pays d'au-delà la Tisza.
Léda prit son amant par la main et lui montra Paris ou plutôt ce qu'elle prenait, pour
Paris: les Boulevards, le Bois, les théâtres, les revues, sans parler des cafés où les
snobs et les bohèmes du monde entier se coudoyaient. Elle lui épela aussi les rudiments
de la poésie française qu'elle connaissait : Baudelaire, Verlaine et... Jehan Rictus.
Quant à lui, dès qu'il la quittait, c'était pour errer dans les cafés et les bistrots
où il rejoignait des compatriotes ou pour rester dans sa chambre d'hôtel, penché durant
de longues heures sur les journaux qu'il recevait régulièrement de Hongrie et qu'il
lisait avec passion jusqu'à la dernière ligne, comme si, dans l'odeur si âcre de leur
papier il avait voulu humer les vestiges des senteurs de la terre natale.
Il avait réussi à se faire embaucher au Budapesti Naplo, l'un des grands quotidiens du
Budapest d'alors et il y envoyait des « Lettres de Paris », encore aujourd'hui
touchantes par l'ignorance qu'elles révèlent chez cet Ougrien égaré dans une
civilisation qui lui demeurait impénétrable. Mais il se grisait de Paris, avec avidité,
avec violence, comme s'il avait eu peur de ne jamais pouvoir se rassasier d'une ivresse
qui le transportait au royaume de poésie où, détaché de toute entrave, il voguait sur
des « eaux vierges » vers des « horizons neufs ».
C'est à Paris qu'Ady est devenu lui-même, que sa voix encore incertaine s'est muée
brusquement pour articuler des accents que la poésie hongroise n'avait encore jamais
entendus et dont l'écho ne cessera de retentir tant qu'il sera parlé hongrois de par ce
bas-monde.
C'est en 1905 que parut à Budapest le recueil intitulé « Poèmes neufs » qui fit d'un
seul coup connaître le nom d'Ady pour le vouer à l'admiration de la jeunesse et à
l'exécration des bourgeois rassis. Un second volume: Or et Sang mit le comble à
l'enthousiasme comme au scandale. Dès lors Ady ne connut plus de repos. Ses publications,
allaient se succéder: Sur le Char d'Elie (1908), J'aimerais qu'on m'aime (1909), La vie
qui fuit (1912), Notre amour à nous (1913), Qui m'a vu? (1914).
A partir de 1908, il avait écrit dans la revue Nyugat « Occident », dont il était
devenu l'inspirateur et le porte-drapeau.
On se battait pour la nouvelle poésie. Autour de lui, les meilleurs de la jeune
génération firent leurs premières armes, les Michel Babits, Désiré Kostolanyi,
Sigismond Moricz, Marguerite Kaffka, Oscar Gellért et tant d'autres illustra-tions de la
littérature hongroise contemporaine.
Il revint de Paris en Hongrie, la mort dans l'âme. Il retourna à Paris, se réfugier
dans l'immense et anonyme ville qu'il appelait son « maquis », il en revint le coeur
insatisfait, l'âme inquiète, comme si le charme du premier séjour s'était rompu. Le
grand amour pour Léda avait fini par s'user, la maladie qu'il devait au « baiser fatal
» d'une de ses pre-mières maîtresses à Nagyvarad faisait des progrès, l'insomnie et
les ennuis, de toutes sortes, le tracassaient., Il était toujours en quête d'argent,
toujours prompt à prodiguer follement les maigres sommes qui lui tombaient entre les
mains. Sa vie à Budapest était perpétuellement comprise entre les nuits de beuverie
dans les cafés où il vaticinait, entouré d'un groupe de fidèles, et les longues
journées de lassitude passées dans son lit d'hôtel, car Ady était un éternel errant
qui ne se sentait chez lui que dans la maison de ses parents. Partout ailleurs, il était
déraciné, il campait.
Quand il avait trop abusé des boissons et des soporifiques; souvent aussi de facilités
amoureuses que lui valaient le pres-tige de son nom, sa belle prestance et son charme
personnel, il s'effondrait littéralement et se laissait emmener dans quelque maison de
santé qu'il quittait avant seulement que la cure fût terminée. Et la vie infernale
recommençait avec ses nuits agitées et ses journées « de plus en plus longues. »
Une jeune fille du monde, fille d'un gentilhomme de province, Berta Boncza lui avait un
beau jour écrit du fond de son pensionnat de Suisse où on l'avait envoyée apprendre, le
français et l'allemand. Le poète désespéré et sa jeune admiratrice firent
connaissance et l'ardeur juvénile de la pensionnaire gagna l'homme usé. Ils finirent par
se marier en dépit des obstacles opposés par la famille de la jeune Berta, Ady ne trouva
pas seulement une épouse, dévouée mais un foyer où il put se réfugier, à Csucsa,
dans le manoir que possédait son beau-père.
Il était grand temps. Les années de lutte, de débauche et de travail avaient
complètement épuisé Ady. La guerre acheva de l'accabler. II en avait pressenti les
affres avant même qu'elle éclatât, au cours de cette étrange nuit d'été qui avait
précédé le grand incendie. Il avait sursauté de douleur à la nouvelle de l'assassinat
de Jaurès II souffrait à toute heure de se sentir perdu, abandonné, seul homme dans
l'océan d'inhumanité où le monde entier semblait devoir sombrer.
De tout temps, il avait identifié son destin à la destinée de sa patrie et de sa race.
Il pensait incarner le Hongrois avec toutes ses grandeurs et aussi toutes ses faiblesses.
Constamment il évoquait l'épopée des conquérants magyars qui avaient librement
parcouru les vastes espaces entre l'Europe et l'Asie. Son sang nomade pétillait au
souvenir des grandes chevauchées folles qui avaient porté ses ancêtres depuis le fond
de l'Orient jusqu'aux rives du Ponant. Il souffrait à la pensée des servitudes où
gémissait le Hongrois, le fier Hongrois d'antan, réduit à n'être plus que le serf qui
arrache péniblement à la glèbe une chiche bouchée de pain. Il se révoltait contre les
iniquités sociales qu'il apercevait autour de lui, il trépignait de honte et
d'impatience quand il découvrait les méfaits du féodalisme attardé de la société
hongroise. Affranchi de tout préjugé, animé par l'esprit d'indépendance que lui avait
légué ses ancêtres, hommes libres et nobles, il détestait tout ce qui sentait la
servilité, tout ce qui était mesquin, gris, conformiste.
A mesure que la grande guerre se déployait, Ady entra pour ainsi dire en agonie, une
agonie qui moralement et physiquement se prolongea jusque sur son lit de mort. Après
avoir publié un dernier recueil de poèmes au titre significatif d'En tête des morts, il
expira le 27 janvier 1919 à Budapest, dans une maison de santé où il avait été
transporté in extremis. La nation en pleine fièvre révolutionnaire, lui fit des
obsèques 'grandioses que vinrent troubler des désordres scandaleux. On dirait que le
destin hongrois, qu'Ady avait invectivé avec tant de véhémence, avait voulu s'acharner
sur sa dépouille au moment même où la Hongrie ensevelissait en même temps que son
grand fils tant d'autres gloires et tant d'autres fastes.
André Ady laisse une oeuvre immense. Non seulement par son ampleur, par la multiplicité
de ses aspects, par la qualité poétique de sa forme, mais aussi par ce qu'elle a
d'insolite et d'unique.
Il a été le poète inspiré. Sous l'effet de l'alcool, de la passion ou de tout autre
excitant, il se lançait perpétuellement dans ces voyages au pays trouble de l'extase,
d'où, pareil au chamane finno-ougrien, son ancêtre, il redescendait sur terre, épuisé
et désespéré. Il n'a pour ainsi dire vécu que pour s'acquitter de sa mission de
poète. Tout en lui se transformait en incantation. Non seulement il a retrouvé les
mêmes sentiers superstitieux, les rêves primitifs du sorcier lointain dont il se croyait
issu, mais il a fait ressurgir dans ses vers, des rythmes, où revivent les antiques
mélopées qui ont chanté, les supplications ou les imprécations des premiers Hongrois.
Et pourtant il a été l'homme de son temps. Non seulement il accomplit comme tant
d'autres de ses compatriotes le pèlerinage rituel à Paris, mais il connut les splendeurs
de Venise et le luxe de Nice. Il voyageait en Allemagne et en Autriche. Il était trop
journaliste pour ne pas être informé de ce qui se passait autour de lui. Si sa culture
était maigre en substance littéraire, elle n'en était que plus riche en expérience
vécue. Nul plus que lui n'a eu conscience des dangers que courait la Hongrie, dans ces
premières années d'un siècle voué aux plus grandes catastrophes politiques et
nationales. Rendu furieux par l'incompréhension de la bourgeoisie et par la hautaine
indifférence des aristocrates, il a ravivé dans son coeur les vieux souvenirs mal
oubliés de la jacquerie de Dozsa, il s'est précipité dans une lutte inexpiable contre
Etienne Tisza dans lequel il dénonçait le démolisseur de la patrie. Socialiste sans
doctrine mais passionné franc-maçon en quête de mystérieuses initiations, Ady a été
une nature plutôt révoltée que révolutionnaire et mystique plutôt que religieuse. Il
niait et confessait Dieu tour à tour, selon ses humeurs et selon les degrés de son
désespoir, car il était calviniste, nourri de la Bible et il a uni en sa personne la
psalmiste de l'Ecriture et le devin finno-ougrien.
André Ady n'est ni symboliste ni romantique ni classique, il est le prophète possédé
ou le mage qui s'exprime dans des rythmes mystérieux, au pouvoir irrésistible, mais dont
personne n'a su analyser la véritable nature. Il n'a pas eu de prédécesseur, comme il
s'est écrié fièrement une fois, et il n'aura pas de successeur. Il avait d'ailleurs
pleinement conscience de la grandeur de sa personnalité et cette conscience lui inspirait
à certains moments la résignation nécessaire pour supporter l'existence infernale, à
laquelle la fatalité du sage et des circonstances l'avaient condamné. Il croyait alors
que ses souffrances et la poésie qui en jaillissait rachetaient sa vie de désordre et
d'incohérence. Il se voulait le. chantre des jeunes dans le coeur desquels il savait
qu'il se survivrait. Par delà la mort, il était sûr d'une résurrection qui ferait de
son oeuvre un corps glorieux promis à la vénération des foules hongroises de l'avenir.
La mort dans le corps et dans l'âme, il n'a jamais désespéré de la destination finale
de sa race.
Encore aujourd'hui, la critique hongroise demeure embarrassée devant le miracle de cet
art à la fois si authentiquement barbare et si raffiné de civilisation. Et pourtant
n'est-il pas comme le symbole de la Hongrie elle-même qui exprime par des mots, éclos au
bord de l'Oural et de la grande steppe d'Asie, toute la pensée de l'Europe moderne
?
Les quelques poèmes réunis ci-contre sont les premières traductions poétiques d'Ady
parues en français. La tâche de les rendre dans notre langue de civilisés d'Occident
pouvait paraître désespérée. Quiconque sait à la fois le hongrois et le français
jugera si, comme nous le pensons, notre ami Armand Robin y a réussi.
AURÉLIEN SAUVAGEOT