LUN DES AUTRES QUE JE FUS
Je me réfugiai sauvagement dans le travail de me traduire en ADY à lheure où je perçus QUE PLUS PERSONNE NE POUVAIT DESORMAIS RIEN DIRE, QUE LE POUVOIR DEXPRESSION VENAIT DE DISPARAITRE DE LA SURFACE DU GLOBE ; lhomme continuait à remuer les lèvres, mais on venait de lui voler lusage de la parole ; désastre inouï frappant les consciences par surprise et à leur insu ; désastre fondamental, puisquil impliquait, tout nom étant détruit, limpossibilité de le nommer.
Certaines expressions, que les peuples rencontrèrent dans cet état de somnambulisme qui fut quelques instants avant la totale mort leur condition au 20e siècle portaient en elles, très diffus, les éléments dune terrifiante révélation ; tout se passa comme si, le temps dune seconde, NOTRE PROFONDE FATALITE (cest-à-dire la mort au milieu dune apparente vie continuant sans rien) avait daigné, par une dérision suprême affleurer dans nos cerveaux en quelques mots dont nous ne pouvions propager que le sens le plus dégradé. Ainsi, soixante millions dhommes de tous pays, au moment de leur assassinat corporel dans cette guerre, perçurent que cette chose tuante ainsi nommée guerre nétait encore quune apparence couvrant une guerre bien plus implacable ; instinctivement et obscurément avertis, ces millions trouvèrent LINSPIRATION de nommer « drôle de guerre » lénorme chose qui par erreur les écrasait ; ce fut la DERNIERE expression davant LERE DES EXPRESSIONS TUEES, où nous sommes.
Contre une telle guerre, il nest pas trop davoir pour abris tous les temps et tous les pays où quelque chose de lhomme fut tellement en vie que cela restera une vie, même si viennent les temps où tous les vivants se hâteront dapplaudir à leur mort. Dans lERE DES MOTS TOUS TUES, il nest pas trop davoir pour alliés dans toute ère dans tout pays TOUS LES MOTS en trente langues apparemment différentes qui ont formé une seule et même langue, la langue lance-flammes de lEsprit.
Cest là pourquoi une fois de plus je fus un autre. Si je ne loge pas chez moi, laquelle des perditions pourrait-elle matteindre ? il se trouva que je rencontrai ADY, cest-à-dire le poète européen qui, avec Essénine, avait il y a vingt ans déjà le mieux perçu de QUELLE guerre il sagit dans notre ère.
Par sa vie saccagée, en butte aux attaques de tous, par sa destruction par lui contre lui chaque jour assurée, par sa mort insultée, le hongrois ADY fut au-delà de toutes les patries ma patrie. Son corps carré et cabré, son regard très loin projeté et cependant invinciblement retranché, laudacieuse pudeur de ses gestes illimités, ses épaules avancées en défi trapu, cest là le refuge que je me choisis. Je pris bras dans ses bras ; dépersonnalisé, je fus sa personne ; dans tous ses mots apparemment je me suis tu ; je me servis de sa vie pour vivre sans moi un instant de plus.
Les traductions qui
suivent sont ABSOLUMENT LITTERALES : même toute syllabe répétée en français fut,
d'abord la même syllabe répétée en hongrois. Etienne LAJTI, directeur de l'institut
hongrois de Paris, Aurélien SAUVAGEOT, professeur des langues finno-ougriennes à
l'Ecole des Langues Orientales, Ladislas DOBOSSY, répétiteur de hongrois à l'Ecole des
Langues Orientales, ont surveillé chaque mot, chaque sonorité de mon texte avec
l'impitoyable sévérité nécessaire ; qu'ils en soient ici très chaudement
remerciés.
Ce texte constitue une version préparatoire de la préface des poèmes d'Ady publiés en mai 1946 aux Editions anarchistes, et qui sera modifiée à nouveau pour les éditions du Seuil en 1951. Il a été publié dans la Revue Internationale en janvier-février 1946 avec une présentation d'Ady par Aurélien sauvageot, et 6 poèmes figurant dans l'édition anarchiste, mais avec parfois des variantes assez importantes, comme si le travail de traduction n'était pas encore arrivé à son terme.