Première partie
LUEURS DE PAILLE
I
Février finissait, mais cette année-là, dans toute la Bretagne, l'hiver s'entêtait à se coller au sol; l'horizon s'était embourbé dans un lointain épais; les collines avaient sombré; l'espace s'était aplati au ras des champs. Entre le ciel et la terre, privés de couleurs et de formes, rampait une buée fragile et frissonnante; parfois elle titubait, s'accrochait aux rochers, aux mottes de glaise, timide haleine de malade. Sur les talus proches chancelaient les contours noircis de quelque hêtre; autour de cette indécise colonne flottaient les limites de l'univers rétréci. A chaque pas le ciel s'écroulait dans la boue, sans bruit : le silence lui-même, alourdi et terni, gisait écrasé nul ne savait où. A la terre entière s'était mêlée une mort fangeuse.
Les hommes eux-mêmes étaient secrètement tentés de s'arrêter; leur regard et leur volonté pataugeaient et s'enlisaient dans les lourdes lueurs et, lorsqu'ils se traînaient muets vers leur travail, le destin se collait à leurs pieds en lentes mottes d'argile. Tous les matins pourtant, dans l'aube absente, ils quittaient leurs demeures décolorées; flottants et ternes, ils se confondaient bientôt avec l'innombrable grisaille; tout avait disparu; leurs talus les plus fidèles ne les précédaient plus. Au-dessus d'eux le ciel absorbait leurs outils et, parfois, autour de leur front, il descendait et se serrait, casquette usée par les pluies. Tout avait l'air d'être à sa fin; sans doute quelqu'un des leurs mourait-il aujourd'hui? Qu'importait? Il fallait marcher et leurs pas, l'un après l'autre, continuaient à tomber dans cette mort, mécaniquement, régulièrement, tic tac d'horloge au milieu d'une demeure où le temps n'existe plus pour personne.
Par milliers ils travaillaient à cette heure, agitant les mêmes jambes et les mêmes mains, coupant l'air également incolore avec les mêmes fourches et les mêmes haches. Aujourd'hui des milliers de vies hésitaient et doutaient, mais pour tous ces hommes aux grandes épaules courbées leur drame se fixait là seul où ils posaient le pied; au niveau du sol hostile, ils laissaient mourir entre eux, de village en village, la force de leur fraternité. Et nul ne songeait que triompherait le printemps dans les branches; nul ne se souvenait du beau jardin d'autrefois; un fruit y mûrissait pour chaque soif; pour chaque âme y grandissait un amour; aucun oeil n'avait vu la terre agoniser.
II
Monté sur les chênes au delà du ciel, Guillerm à coups de hache
hâtifs détachait les branches enveloppées de son haleine; « ahan » claquait la hache;
un fracas brusque et bref secouait l'espace engourdi. Parfois, d'une touffe de brouillard
à l'autre, rebondissaient, seules et sauvages, quelques plaintes d'une vieille
chanson.
Et ces bruits serviles naissaient et mouraient de l'autre côté du ciel.
Sur terre, Yann liait les fagots; ses doigts s'attardaient au long des
écorces souriantes; les brindilles heureuses répondaient par un murmure qui se perdait
aussitôt parmi les feuilles noircies.
Guillerm parfois descendait de son arbre; dans 1a brume devant ses yeux
s'assombrissait une tache flottante; elle s'enracinait au sol, finissait par ressembler à
un homme vivant. Il ne s'en effrayait pas.
Les voici l'un devant l'autre. Pourquoi d'une main défiante tâter ainsi
la terre qui doit accueillir leur repos ? Ils se disent: « J'ai froid. » Puis
surveillent leur pain où brillent des gouttes de lard. Tout se tait.
Pourquoi ne se regardent-ils pas ? Le visage d'un camarade est une
promesse de repos. Ils ne savent plus se regarder; côte à côte, chacun courbé sur ses
genoux, ils se contentent du peu de sol qu'entre leurs pieds leurs yeux découvrent;
quelques feuilles tremblent et vivotent un instant sous leur haleine.
Pitié ! Ils vont mourir dans cette solitude sans avenir ! il ne faut pas
que leur âme meure, Yann, tu n'as que 18 ans; ne t'apprêtes-tu déjà qu'à la servitude
?
- Guillerm, que m'arrive-t-il aujourd'hui ? Jamais je n'ai eu si froid;
j'ai froid jusque dans la poitrine, dans le coeur...
- La belle plainte ! Travaille ! Ma parole, tu te tracasses toute la tête
depuis que tu lis tes bouquins idiots. Travaille donc ! C'est avec ça qu'on vit.
Ils ne se sont pas regardés; le silence n'a pas bougé. Seule la brume
sous leurs paroles s'est écartée sans s'agiter.
Le vieil homme s'est tu; Yann songe soudain; ses regards s'allongent au delà de toute espérance; il reconnaît en lui le chant de ses désirs les plus lointains.
- Travailler, Guillerm ? On ne travaille qu'avec sa mort.
Hélas ! rien aujourd'hui ne durera, s'il ne s'accorde avec l'agonie
de la terre; dans l'air frissonnent à peine les dures paroles despoir. Que ne
peuvent-elles étonner tout à coup ce grand silence gris ? Déjà chante le vieil homme;
il le faut écouter malgré soi, tandis qu'il se traîne derrière son chant.
L'été dernier la Catherine
A perdu sa dernière dent.
Tra la la ! Quelle misère !
Tra la la ! Dansons gaîment !
La vieille a pleuré trois semaines,
Trois semaines continûment
Tra la la !...
Ce chant naquit un soir d'hiver on ne sait où, on ne sait quand, à la
porte d'une maison où criait un enfant malade. Depuis lors de siècle en siècle, d'aube
en aube, de fatigue en fatigue, l'ont usé des lèvres d'esclaves.
Plus de dents pour croquer des pommes
Pour manger du pain plus de dents !
Tra la la !...
Alors la bonne Clémentine
Lui répondit en souriant:
Tra la la !...
Le vieil homme se mêle à la grisaille; la brume lui lèche encore une
épaule élargie et flottante.
T'as qu'à danser, ma Catherine;
Pour danser pas besoin de dents.
Tra la la !...
Tout se tait de nouveau. L'espace se gonfle de solitude et couvre
d'angoisse la fatigue muette des hommes. Doucement s'écoule le temps sans minutes; la
nuit déjà surgit parmi le jour. La neige soudain ! D'abord une écume: brillante au bout
des brindilles; puis lourde et large elle se fourre contre le ciel, l'épaissit et
l'étend sur la terre. Qu'importe ? Des corps humains là-dessous continuent à se
débattre, pâles et fragiles, comme des pensées après minuit lorsqu'un songe les
ensevelit.
Que qui veut vivre vive encore ! Tant pis à cette heure ! Il est temps
que la mort paraisse; elle vient; elle est là, brusque, debout dans ce cri que la neige
accueille avec indifférence:
-Yann, vite; ta mère vient de mourir.
III
Le ciel se ferme dans la nuit; l'espace frissonne et s'enfuit. Coupé du
sol et du travail que dans ses mains il serre encore, Yann titube; il n'a pas fouillé les
ombres pour y chercher un appui. L'univers s'écroule dans la mort, tandis que dans la
boue s'évanouit la neige.
Ce point noir, comme il grandit, rapide ! Il accourt du fond de la nuit,
porté de ténèbres en ténèbres, puissant et précis à faire éclater une âme. Il
approche. Yann se penche en avant, tressaille; un cadavre s'est étendu contre ses yeux,
boueux et sale, montant à travers les âges la garde monotone de la servitude.
L'écho grelotte encore d'avoir répété ce cri ; à grands pas de
collines, il se hâte de regagner sa retraite d'au delà les brumes, où nulle ramille ne
tremble.
Une branche gémit et se dérobe; Yann s'est élancé dans la nuit sans
distance. Sans bruit sous lui ses jambes glissent, comme attachées au corps d'un autre.
Des fantômes épousent les formes complaisantes de l'ombre et se groupent pour l'attendre
au tournant des sentiers. Un bosquet de houx veut le retenir et le menace.
Au devant de l'enfant se hâte la morte; elle a gardé ses yeux de
toujours, les yeux de toutes ses souffrances, les yeux de toute sa patience; en eux est
demeuré cloué le regard que depuis longtemps ils ne pouvaient choisir. Droite et sèche,
leur lueur de paille s'avance.
Yann foule plus intensément l'obscurité rapide. La morte s'installe en
lui, lui remplit l'âme de son absence tyrannique; elle ouvre dans les yeux de son enfant
ses yeux usés par soixante ans de lumière; derrière eux, d'autres yeux s'ouvrent au
loin, par milliers, des yeux d'ancêtres, sans éclat et sans amour. Toute la nuit se
peuple de ces regards obscurs.
Écho, tais-toi ! Ne répète pas ce sanglot qui suffit à dessécher une
vie !
Silence autour du pauvre enfant qui passe environné de siècles, las et
courbé sous les luttes, les misères et les défaites que sa mère lui transmet dans
l'ombre. Est-il bien sûr qu'il vit encore ? Ce souffle frêle et haletant qui s'attarde
derrière ses épaules, n'est-ce pas son existence défaite et sucée aussitôt par la
nuit ? Si la morte l'abandonnait, que deviendrait-il l'instant d'après, livré à ses
seuls regards ? Il n'y a d'étoiles que pour les Rois Mages; mais nous tous nous suivons
les yeux de quelque mort. Place au doux enfant que la morte conduit !
Pourquoi se révolte-t-il ? Pourquoi faire sauter une à une devant ses
yeux les images de son passé ? Cette nuit, que peuvent valoir ces parcelles de vie.
Dans la cour, entre ses jambes, une tache blanchâtre glisse ; il la
poursuit ; mais le nuage remonte déjà vers le ciel. - Un feu clair et copieux; un paquet
de chiffons sur la terre battue; c'est sa mère que l'on frappe; furieuse, bondit de
solive en solive l'ombre transparente d'un gourdin. - II est seul au milieu des landes
hostiles; un horizon en haillons se traîne au loin; l'enfant a peur; il tremble; il se
serre contre son troupeau; elle vient, longeant les haies, inquiète: « Voilà ton sirop;
surtout ne dis rien; il prendrait son bâton. » Distribuant des coups de fouets, une
bourrasque passe et claque. - Il se dirige vers l'école, comme tous; sur la
grandroute. Miracle ! On traverse toute l'aurore; le monde luit tout neuf, sorti du
dernier rêve d'un enfant. On se pique les doigts aux châtaignes; un peu de sang coule,
frais et capricieux. C'est alors que la vie pour lui sort de ses gonds : ces lettres sur
les livres sont si bonnes, elles chantonnent tant de belles histoires ; on croit avaler le
ciel en les lisant. - Le curé surgit dans le village; sa soutane luit au soleil; la ferme
répond joyeuse à son pas sonore. Il parle à la vieille Jouan et la vieille Jouan fait
servir de son cidre le plus jaune et regarde son fils en souriant. Aujourd'hui tous se
délassent; l'enfant se réfugie dans un talus ami; il ouvre un grand livre qui sent le
trèfle matinal; les pages brillent; un homme invisible se met à chanter si finement que
la terre ne peut l'entendre. Yann écoute et songe: au-dessus de sa tête le soleil
couchant se pose, très grave.
Ces souvenirs tournoient en flocons de neige, s'évanouissent et se
mêlent au néant tout près de la vraie morte. Place, place à lenfant, qui s'engouffre
dans la nuit terrible, éperdument, comme pour fuir sa propre mort ! Quelques instants
encore et la lune surgira; sa clarté s'enneige déjà et vacille dans la brume, plus
pâle que la lueur d'un cierge à travers l'encens... Une branche sèche craque; quelque
chose a roulé par terre sans bruit; peut-être un rameau détaché...
Quand il se releva, Yann aperçut devant lui sa maison.
IV
Les murs. se sont rapprochés, emprisonnant plus jalousement le grand lit
noirâtre. Un gémissement de chapelets s'égrène; debout, des hommes sont là., dont
l'ombre et le silence font leur proie. Accroupi sur l'âtre, le père Jouan armé d'un
tison lourd, attaque et maltraite le feu sans couleurs qui, sous ses coups, se plaint
encore bien moins qu'un être humain. Il se lève et s'avance vers son fils; Yann ne voit
pas cet étranger.
La morte l'attend, parfaite, ses lèvres offertes au baiser de la nuit
désormais sans menaces et ses mains...
Yann s'attache à ces mains d'esclave. Il ne parvient pas à saisir par
quel mystère elles ont pu s'arrêter, se résigner à l'immobilité. Sereinement
croisées sur cette poitrine, naïves, elles proclament leur bonheur de s'être
retrouvées, de s'être jointes d'un lien si définitif que rien désormais ne pourra les
arracher à la tranquillité blottie au creux de leurs paumes; elles jouissent d'être
inertes, triomphent de n'avoir plus à remporter au bout. de leurs dix doigts le petit
triomphe de chaque seconde, sans cesse le même; mais ce triomphe luit humblement à la
clarté des cierges; sans ostentation elles s'abandonnent très simplement au calme
éternel, un peu lourdes de soixante ans de fatigue et d'agitation. A peine le pouce
gauche mal refermé proteste-t-il encore contre cette obscure félicité.
Yann oublie le visage si embelli par la mort qu'il s'est vengé de la vie
et les yeux désormais à l'abri du jour; il oublie la poitrine et les membres que
l'anéantissement enveloppe enfin de sa douceur donnée à tous. Que ce corps se soit
résigné à l'inertie, qu'il se soit offert à cet envahissement avec des complaisances
de complice, Yann ne songe pas à s'en étonner. Depuis longtemps déjà ces membres
avaient l'un après l'autre cédé à la tentation ; le front avait cessé de penser, les
yeux d'exprimer et de cacher la souffrance; les jambes peu à peu s'étaient dérobées à
l'effort ; autrefois elles s'agitaient sans but, par les champs, sur les routes, dans la
cuisine, dans l'étable, dans le grenier, pour porter ceci, enlever cela, pour rien, pour ne pas rester immobiles ; le repos n'était
quun luxe de riches dont les pauvres devaient avoir honte et un péché qu'il
convenait de craindre. Un jour, inconscientes de leur déchéance, elles s'arrêtèrent
quelques minutes pour se délasser; bientôt elles reculèrent devant la douleur de vivre,
se refusèrent à sortir de la maison; désormais elles n'aspirèrent plus qu'à leur
ruine, ne désirèrent qu'être absentes; elles réussirent à mourir quelques semaines
avant le reste du corps.
Les mains, elles, tenaient bon; ce matin elles tricotaient encore. L'âme
des esclaves se réfugie là jusqu'à la dernière heure. Pendant soixante ans, de leurs
dix doigts solidement plantés, elles s'étaient accrochées à toutes les servitudes ;
soixante ans, les phalanges recourbées et légèrement frémissantes, elles s'étaient
tenues aux aguets, poursuivant les humbles besognes; un merveilleux instinct les guidait ;
on ne savait comment les êtres et les objets leur faisaient signe, réclamant des soins
imperceptibles; elles accouraient de loin, anxieuses, et happaient la souffrance au
passage. La nuit venue, elles s'acharnaient encore au-dessus de la défaite des autres
membres; le sommeil ne les arrachait que par surprise à leur royaume de fatigues sans
gloire.
Comment la mort a-t-elle su leur arracher leur servitude ?
Une seule fois, Yann a vu la souffrance leur manquer; il ne peut lutter
contre ce drame perdu dans les dessous de sa chair. Mai surgit dans le village, héros
clair et riant; l'aube se répand pure, allègre et légère sur les prés limpides de
soleil. Par tout l'univers en fête, les hommes, informés secrètement que le réel cette
fois dépasse les songes, se hâtent de quitter leurs couches et, fluides, circulent dans
l'air fraternel côte à côte avec les fées du printemps. L'esclave est déjà dans la
cour de la ferme et se hâte à la rencontre de la douleur; mais toute l'aurore conspire
contre ses tristes désirs; devant ses yeux les herbes dodelinent leur tête de rosée;
les chênes eux-mêmes, oubliant leur rudesse, méditent leur félicité au rythme des
souffles qui les caressent gravement. Elle s'arrête, confuse; et l'on voit deux grosses
mains s'immobiliser, palper autour d'elles sans foi, se détendre et s'affaisser soudain
dans cette aube qui les trahit.
Comment la mort a-t-elle su les dépouiller de leurs souffrances ?
Le long de ces doigts écorchés, des prières montent encore vers le ciel
où nul dieu n'écoute. Cette peau, mal usée, emporte par delà la mort comme un souvenir
des années où constamment elle se frottait, lisse et luisante, aux outils et à la
terre. Mains d'esclave, vous pouvez bien vous livrer à votre misérable bonheur, vous
fixer dans une éternité paresseuse et pierreuse; vous conserver vos écorchures et vos
rides qui témoignent que vous êtes nées pour servir; et toujours sur toute poitrine
vous aurez l'air d'implorer dans l'ombre quelque invisible tyran.
Yann observe de plus près ces deux bosses de chair stupidement inertes; l'angoisse en lui se met à tourner en rond; en vain secoue-t-il la tête pour mêler les images dans son cerveau. La morte veut rester seule avec son secret.
V
Deux jambes couvertes d'un velours rouillé s'approchent; Yann lève la
tête; vers lui s'avance le vieil homme de Kereven, qui savait mille choses; il passait le
soir dans les sentiers, le dos courbé au niveau des talus sous le poids de quelque
éternel fardeau; il arrêtait les hommes, leur prenait le bras pour soutenir un peu de
leur fatigue et, secouant la tête, il en faisait tomber l'un après l'autre,
prudemment, les souvenirs des beaux jours d'autrefois; tous l'écoutaient en souriant,
oubliant les ombres qui s'accumulaient aux branches des chênes, et les inclinaient vers
la terre.
Autour du vieillard l'univers desséché se contracte. La lueur de la lune
lutte contre la brume, rejette les dernières ténèbres. Un grand silence poussiéreux se
pose sur les neiges. Délivré des ombres, le chêne de la cour tressaille et se penche
par la fenêtre, maigre et soucieux.
«
Une crise ? Alors Je suis venu. Je la trouvais couchée
déjà sur son grand lit. Elle est partie très vite, sans le savoir. Dieu ait son âme.
Elle na rien souffert, Yann, non vraiment, rien ! Et pourtant elle ne voulait pas
s'en aller. Je n'ai jamais rien vu de semblable: nous la croyions tranquille pour toujours
; alors tout à coup elle a tiré ses mains hors des draps et les a levées en l'air,
toutes droites ... »
Le bon chêne soudain sourit sur la neige bleuâtre et l'air de la maison
se fait plus confiant que joues d'enfant.
« ... Alors elle s'est mise à lutter, à attaquer. Un instant nous avons
cru qu'elle avait la victoire; elle a fixé ses mains très fièrement; je me suis dit: «
Il y a de l'espoir » et j'ai prié le bon Dieu... »
Au loin la terre hostile étouffe un long gémissement.
... « Je n'eus pas le temps de commencer mon Pater. Ses mains
s'agitaient déjà, fouillaient partout, sans ordre ; elles tombèrent, s'élevèrent
un peu; puis tout sarrêta. »
La terre triomphante enveloppe la créature morte du plus indifférent des tombeaux et le silence se presse autour delle, si grand, si implacable, quil ny aurait pas d'écho pour les complaintes d'un Dieu torturé.
C'en est trop. Murs, toit, arbres, ciel éclatent autour de l'âme encore
ténébreuse de l'enfant. Des faux et des haches volent au-dessus de millions d'hommes
sans visage; un bambin grelotte parmi ses troupeaux et souffle sur ses doigts; au loin des
bruits furtifs d'enclumes et de marteaux; et cette main morte qui mendie, debout sur
l'horizon... Horreur ! Un grand tumulte s'élève; le ciel s'irrite et siffle; des arbres
tourbillonnent et sécroulent; des millions d'hommes disparaissent dans un bruit de
feuilles mortes... L'enfant transi souffle toujours sur ses doigts; des marteaux piquent
l'air de leurs têtes; des roues tournent et grincent; les faux et les haches se balancent
au-dessus de millions d'hommes sans regard; l'enfant aperçoit la main qui mendie; il
tombe et meurt; une bourrasque arrache terre et ciel, saccage l'espace; des millions
d'hommes sans âme ont passé... Et toujours les faucilles et les fourches s'abattent sur
le sol, accordées à quelque rythme éternel; la main mendiante, que nul n'a consolée,
ne peut réchauffer le front de l'enfant mort. Les nuages épouvantés se hâtent de
passer.
Arrêtez ! Il faut que la mort elle-même ait des limites, qu'elle ne soit
pas une ruine stupide. Un homme autrefois pour avoir souffert en lui seul les tourments et
la mort de tous ses frères ressuscita trois jours après, armé pour toujours contre la
douleur.
Pâle, les yeux brillants d'âpreté, le corps tendu et raide, plus terrible que l'apparition d'une pensée au détour d'un cauchemar, Yann s'avance, les poings serrés, avec le regard de ceux qui ont compris la mort.
VI
Yann passe parmi les hommes...
Ils prient tous, parallèles à la morte, groupés en buisson, dans
l'ombre; leur souffle s'assemble au fond de la salle pour alourdir le silence.
Une grosse tête rougeâtre se hausse au-dessus d'un corps perdu sous des
jupes sales; une verrue s'est fixée près du nez, larme pour toujours immobile.
Ce visage de pomme flétrie et ce cou sec: Penvern, naguère, le plus beau
gars du pays ! Maintenant misères et fatigues lui pendent en loques au bout des bras.
L'an dernier sa ferme fut saisie et vendue par l'huissier; sa mère s'enfuit et se cacha
de honte; elle revint le lendemain, le front couronné de bruyère, demandant à chaque
champ de lui garder un peu de paille. L'été passa; l'hiver passa; elle réclame toujours
sa paille.
Voici le seuil. Un visage très clair luit sous des cheveux noirs; des
lèvres bougent de nouveau près de la porte, livrant timidement quelque confidence aux
ombres curieuses.
Au dehors la nuit brille, libre et nue sous les étoiles. La lune, vaste
larme constante, élargit la terre autour de la mort et de la vie des hommes et raconte
aux arbres scintillants de neige on ne sait quel secret d'espoir.
Mais chut ! Tout près, sur la route de Kereven qu'ensevelissent deux
talus, des voix s'avancent:
- Quelle chance ! Pas moyen de travailler par un temps pareil ! Et voilà
justement que la vieille meurt ! Comme cela, nous pourrons la planter en terre sans perdre
une seconde ! »
Flic ! Floc ! Les hommes s'éloignent et le vieux monde derrière eux
s'imbibe de leurs pas, clapote dans la nuit comme un chemin boueux, à jamais dénué
d'étoiles.
Ah ! Douloureuse liberté de la nuit ! Yann pleure; l'humiliation lui
dessèche le corps; seul, au milieu des champs vides, il sue dans sa chair toute la honte
des siens. Que faire ? Depuis des siècles le ciel caresse de sa main lumineuse ce village
sans amour et sans destin et les siens n'ont pu que pencher la tête vers le sol, suivant
des yeux la place où tombent leurs outils.
Là-haut les étoiles et leurs clartés de blé trié mûrissent.
« Lutter, murmure Yann ;
changer cette terre ! »
VII
Tout se tait, jusqu'à ce murmure que les hommes exhalent dans la nuit
lorsqu'ils songent à leur travail; au loin sous la candeur de la voie lactée, le sommeil
dispense pour quelques instants l'inertie aux corps et aux âmes harassées. C'est l'heure
où plus aucun être ne demande à vivre, sauf peut-être ce chêne qui élève vers le
ciel des bras misérables. O chêne ! pourquoi mendier de nouvelles verdures ? Pourquoi
regretter le bruit des tempêtes dans ton feuillage ? Ne te suffit-il pas d'une fois ?
Parmi ces morts éphémères, plus heureux, un être humain est mort pour
toujours, très las d'avoir tant bougé dans les vents; ses membres, l'un après l'autre,
se sont détendus et ont adopté d'instinct la position où ils seront le plus à l'aise
pour dormir à jamais du seul réel des sommeils, du seul sommeil qui délasse.
Il n'y a pas à protester contre ce bonheur accordé aux hommes par
surcroît. Cette mort est parfaite, mais cette nuit et le monde qu'elle éclaire composent
une harmonie plus juste encore, digne d'accueillir l'éveil d'un coeur humain. Les nuits
où l'on meurt le mieux sont aussi celles où l'on peut le mieux apprendre à vivre.
Debout au sommet de la lande, Yann regarde et son âme s'agrandit au
rythme de l'univers. Sa ferme luit à ses pieds, nette et pure; à sa gauche, la forêt de
hêtres courbe un clos de neige si doux que ses yeux inconsciemment le caressent. Est-il
besoin daurore désormais ?
Et voici que toute la nuit frémit ; un chant jaillit sur la neige,
bientôt il s'élargit, éclate dans l'espace; le silence lui-même s'efface pour mieux
entendre cette voix. Yann écoute surgir en lui l'hymne encore incertain de ses espoirs.
" Me voici face à face avec toi, lumière sans sommeil
" Qui te courbes silencieusement sous mes regards ;
" Et vers toi je tourne mon visage candide,
" Ciel, père des neiges et des blancs destins.
" Moi non plus je ne veux pas du sommeil
" Et je me refuse à prendre mon parti de la terre.
"J'ai dix-huit ans !
" J'ai là de bonnes dents qui veulent beaucoup manger,
" Des mains qui désirent beaucoup saisir,
" Et des pieds qui ne se lasseront jamais de vaincre cette terre.
" Et ma tête là-haut, près de vous,
" Me raconte des choses si étranges
" Que je viens vous les confier le soi
malgré ma fatigue.
" Les uns que j'achète en cachette
" Avec les sous que l'on me donne le dimanche
" Parfois, lorsque j'ai bien soigné les bêtes ;
" Et d'autres que j'ai volés dans le grenier du curé.
" Avec un sourire plus doux
" Que celui des herbes sous la rosée,
" Ils me disent tous que la vie est si belle plus loin !
" O vous qui venez de partout
" Répondez-moi sans ruse : puis-je
partir là-bas,
" Menant derrière moi mes pauvres camarades ?
"
" Et lhorizon s'est ouvert pour
laisser passer la morte.
" A peine si tremble encore un nuage.
" La neige descend des collines.
" Voici que brillent des rubans d'espoir.
" Ma peur n'existe plus
" Et je vais vivre pour moi-même sous les astres
" Sans jamais mentir à la jeunesse de ce regard,
" Sans jamais trahir la jeunesse de celle nuit.
Mais derrière lui, sans qu'il le voit, la neige se creuse sous ses pieds jusqu'au sol et la boue le suit pas à pas, sournoise créature de la terre.
VIII
Lorsque Yann rentra, ils priaient toujours.
Deux jours après, ils la suivirent au cimetière, se résignant avec
peine à marcher à l'allure du cercueil. La bise sifflait et chassait le glas de buissons
en buissons. Suivant l'usage, ils jetèrent dans la tombe, l'un après l'autre, une
poignée de terre d'un geste également prudent et soigneux, celui-là même qui leur
servait à recouvrir les blés et les plantes.
Le soir venu, quelques hommes ivres battirent leurs femmes. Une querelle
remplit la demeure abandonnée par la morte et l'on entendit la voix du père Jouan :
- Tous les mêmes ! Voilà que tu m'embêtes encore plus qu'elle ne m'embêtait. Eh bien ! fais ce que tu veux, à la fin ! Lis tes livres et va-t-en ensuite au diable. Je men fiche, pourvu que tu me fasses ton travail à la ferme Le reste !...
Tout se tut. Il ne resta plus qu'un grand ciel endolori de nuages bas,
traversé par les grands éclairs violets de la nuit. A l'instant où les ténèbres
allaient dominer, un espace irréel, torturant de transparence, se dressa, se tint
quelques instants debout, grelotta, soubresauta. Et ce linceul sale écartelé entre les
quatre coins de l'horizon, quatre mortes hâtives et flottantes, quatre mortes d'ombre
molle se le disputaient, les mains cruelles de silence.
Un fou, un chien hurlèrent. Brusquement bondirent bourrasques, rafales, rages, refrains
de fou traversé d'orage:
Le bon Dieu, il a dit comm' ça,
En circulant dans l' cimetière:
« Mendiant trop fier qui n' veux que ronces,
« La nuit sera dur' ! Viens donc chez moi!
« T'auras café, lit clos et songe
« Et moi pour te chauffer les doigts! »
Armand Robin, Le Temps qu'il Fait, 1ère partie Lueurs de
paille, I, Ed Gallimard.
Deux extraits de ce livre
sont parus en revue: le premier, Hommes sans destin, en novembre 1936 dans la revue
Europe. Le second , Chevaux, dans la NRF en décembre
1941.
Après avoir été réédité en 1981 dans la collection blanche, le livre est aujourd'hui
disponible dans la collection L'Imaginaire.
pour lire Hommes sans destin dans la version de la revue Europe. Pour comparer les deux versions