ROSTRENEN
L'araignée tisse de préférence ses toiles dans les coins très obscurs que les mouches
évitent de préférence; or son but est d'attirer les mouches; le plus étonnant est que
ces toiles ne tardent pas à se refermer sur les proies voulues; l'absurde moyen a
correspondu aux fins.
J'ai beau m'être dépaysé en tous pays, toute langue, tout sentiment, j'ai quelque part,
en un angle d'ombre, ma toile d'araignée qui m'attend; elle s'appelle Rostrenen. Si
j'entreprends d'en parler à vous tous, c'est que chacun a son Rostrenen, qui peut porter
n'importe quel nom mais toujours est la toile d'araignée où jamais rien ne se
décourage.
Mon Rostrenen à moi, pour tout autre est une bourgade du sud des Côtes-du-Nord, où
j'ai, selon toutes les apparences admises, passé mon enfance.
Ce Rostrenen prétend qu'il est mon pays natal, mieux, qu'il est sans
conteste possible le seul endroit où toujours je fus, où toujours je suis, où toujours
je serai, vif ou mort. Ce Rostrenen est très sûr du fait que je ne suis jamais allé
ailleurs. Je reviendrais ne parlant que Chinois, ce lieu très têtu clamerait que je ne
parle que breton, et le breton de Rostrenen, un très impur breton, de surcroît.
Lorsque trois jours par an je passe là-bas, revenant de Kiruna ou d'Avila, d'Ecosse ou de
Tessin, Rostrenen nie que j'aie pu bouger; de ces trois jours là-bas subis, il m'est
composé une éternité. Je suis un peu dans la situation du canal de Nantes à Brest,
lequel, comme chaque citoyen rostrenenien le sait, n'a d'existence que dans le temps où
il coule à un kilomètre aux flancs du lieu très orgueilleux; certains insinuent qu'il a
coulé avant de passer par là, qu'il continue à couler bien plus loin, mais ces «
on-dits » ne peuvent rien contre l'évidence rostrenienne et sont manifestement
mensongers.
Je vous en prie, dites-le moi, quel moyen de lutter contre un Rostrenen ? Rostrenen existe
plus fortement que tout être concevable parce qu'il n'existe que pour Rostrenen ; avant
même qu'il fût possible de le percevoir existant, il s'est pensé et pour ainsi projeté
comme le seul endroit dont l'existence au monde soit justifiée; ce qui n'a pas existé
non seulement pour (ce serait une concession) mais par Rostrenen n'a jamais existé.
Chamaillard, de Rostrenen, publia voilà longtemps un ouvrage aujourd'hui bien
introuvable, intitulé: « Rostrenen révolutionnaire » ; ce plaisant opuscule tend à
montrer que Robespierre, insignifiant non-rostrenien, perdit sa vie à être Robespierre
ailleurs qu'à Rostrenen; ce Robespierre, c'est ce qu'on se prend à penser malgré soi à
cette lecture, eût mieux fait de s'enrôler humblement chez les révolutionnaires
rostreneniens de l'époque.
Rostrenen, et c'est là je ne sais quelle fine subtilité en son triomphe, pourrait même
ne pas être localisable sur cette planète; Rostrenen pourrait se trouver dépendant du
plus lointain groupe stellaire; Rostrenen cependant serait là, en dépit de tout, tout
simplement parce qu'il serait le lieu géométrique de tous les lieux subjectifs, qu'il
serait une manifestation de cette puissance qui consiste à s'épaissir d'existence à
force de n'accepter de l'ordre universel que la toute minuscule parcelle qui fait qu'on
est Rostrenen.
Ceci revient à dire que Rostrenen est partout et même qu'il n'y a nulle part rien
d'autre que du Rostrenen, du moins à un certain point de vue, qui est celui de la sotte
et fine patience d'araignée.
Vous êtes tous, beaucoup plus que vous ne pensez, des habitants de Rostrenen.
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