LE RÈGNE DU COEUR
Il aura fallu les poèmes de Louise Labé, de Caroline de Günderode, de Catherine Pozzi, l'Isabelle d'Égypte, d'Arnim, L'Amour fou des surréalistes français, tant d'autres expressions modernes des impossibilités de l'amour, pour qu'enfin " les lais " de Marie de France et La Folie Tristan cessent de paraître d'agréables féeries sur des thèmes d'amour courtois. C'est seulement depuis peu d'années qu'on commence à percevoir la véritable signification de ces poèmes du XII- siècle; l'extrême discrétion des moyens pris par leurs auteurs pour exprimer l'extrême difficulté d'aimer a permis pendant des siècles de ne pas comprendre. La parfaite pudeur du style couvrit la parfaite audace.
Dès 1170, au coeur du monde catholique, au moins deux poètes avaient accompli pour le règne du coeur ce que quelques autres, quelques siècles plus tard, tenteront pour le règne de l'esprit: ils avaient désenvoûté l'amour; pour ce faire, ils allèrent jusqu'au bout, renversant au passage toute chose étrangère à lui.
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Lisons, tels qu'ils sont, ces poèmes que les professeurs disent " mièvres ". Nous y trouvons, proclamé et célébré comme étant infiniment juste et aimable, le renversement de toutes les valeurs admises par la société dans le domaine des relations amoureuses.
Romanciers et dramaturges des trois siècles derniers ont conté de mille et mille façons des histoires d'adultère; mais chez eux, en fin de compte, l'adultère le plus délicieusement délictueux et le plus délictueusement délicieux rend encore hommage au mariage: ils laissent mariés l'époux et l'épouse. Ce sont des réformistes, qui se bornent à améliorer le mariage en lui joignant ce qu'il nomment les aventures. Au début de ce siècle, ils en vinrent même à nous présenter l'adultère comme la meilleure sauvegarde de tout mariage sainement géré: l'amant, la maÎtresse prennent place comme gardiens du foyer auprès du magistrat et du notaire.
Avec Marie de France et l'auteur de La Folie Tristan, le mariage est nié,. dissous par son existence, et comme pulvérisé à tout instant: il est la subversion même. Le principe est: le mariage est un contrat d'adultère.
De vers en vers, le poème fait le procès du mari, cet illégitime; on ne cesse de dresser constat contre cet impudent qui ose partager la couche d'une femme que quelqu'un d'autre aime plus et mieux que lui. Le mari officiel est un " antimari " ; le véritable époux, c'est un autre, qui passe sa vie à penser à l'épouse. Le mari, c'est le scandaleux, l'inexcusable, le blasphématoire, et presque l'inexplicable; il vit à tout instant en état de disgrâce, de péché mortel. Il n'a pas d'ami; il ne peut avoir comme allié que le nain Frocin.
Yseult et Tristan, quoi qu'ils fassent, ne sont jamais en faute. Le roi Marc, quoi qu'il fasse, est toujours coupable: il a osé épouser la femme d'un autre, il s'obstine à vivre avec elle en un état de très bas concubinage, il est défendu par tous les nains Frocin.
Rien n'est dit contre l'épouse: malgré la criminelle union apparente, elle reste dans le règne du mariage véritable, songe à celui qui songe à elle ; malgré le mariage, elle pense à son époux, qui jamais ne sera dans son lit; en son coeur, elle n'est jamais adultère, elle. Parfois Yseult, épouse parfaite, s'arrache de l'infâme lit dit conjugal, confie un message aux plantes ou aux ondes pour Tristan, son parfait époux.
Le contrat d'adultère, communément nommé mariage, est présenté en ces poèmes comme le résultat d'un " mauvais coup " ; il faut préserver de cette situation blasphématoire, de ce péché mortel, ceux qui sont mari et femme selon la vérité: Marie de France fait mourir les deux amants du Pont-de-l'Arche la seconde même où ils ont satisfait aux épreuves ineptes et impies imposées par l'ordre social; ils expirent à temps pour échapper au malheureux dénouement; ils restent vraiment mariés, inaltérablement mariés pour l'éternité, irréductiblement sociaux à leur façon, laquelle est inattaquable.
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Malgré quelques similitudes, on est ici fort loin du culte romantique pour l'amour impossible, fort loin aussi du goût de Pétrarque et de Dante pour les agréments de l'amour irréalisable.
Pétrarque et Dante construisent et proposent à l'élue une sorte " d'hypermariage ", qu'ils aménagent diplomatiquement. Ils épousent par intermédiaire, ils se conçoivent pour ainsi dire " parallèles " au mari.
Etranges poètes chrétiens! Certes, il y a de la beauté à vivre lié sans liens, pensif et sans souci, lointain et attentif, épanoui et noué; certes, les poèmes nés de cette subtile variété de mariage blanc sont fort beaux. Mais enfin ! quel manque de charité, au sens pur de ce terme! Et quelle indiscrétion! Laure et Béatrice vivaient, elles n'étaient pas des abstractions, elles ont dû terriblement souffrir de leurs poètes. Ces oeuvres, dont on a tant dit qu'elles ont rendu très fières leurs inspiratrices, ont dû paraître à celles-ci un supplice raffiné. Il y a eu quelque chose d'abominable, dans la façon de faire de Dante et de Pétrarque.
Présenter le mariage comme n'étant qu'un contrat d'adultère implique des renversements plus profonds que ceux que nous avons déjà tenté de définir. Il nous faut aller jusqu'aux sources les plus secrètes de la vie de l'âme créatrice. Nous ne tarderons pas à découvrir que ces renversements apparents sont autant de rétablissements d'un ordre naturel sur un plan supérieur.
On dirait que, dès 1170, Marie de France et l'auteur sublime et mystérieux de La Folie Tristan avaient compris que le problème : " Comment faire exister l'amour ? " était doublé d'un problème plus fin : " Comment tenir l'amour en état d'existence ? " et que la solution tenait à la façon dont dès le premier instant le règne du coeur est instauré. Autrement dit, le processus choisi pour établir ce qu'on pourrait appeler le totalitarisme de l'amour représente sans doute le plus réel apport de ces poètes.
Un premier indice déjà nous guide et nous mène loin: l'élimination de la féerie. Ces poètes rompirent avec tout l'ordonnancement de la littérature dite " merveilleuse " : ils utilisent les enchanteurs, les sorciers, les verseurs de philtres uniquement au début, puis les congédient prestement ; le magicien qui n'apparaît que quelques secondes, est immédiatement éconduit. Il y a très longtemps, un breuvage a été versé à Tristan et à Yseult ; deux jeunes dames mystérieuses ont conduit le chevalier Lanval à une troisième dame ; puis on n'en parle plus.
Pour mieux comprendre cette sorte de révolution dans la façon de mettre en marche le destin, confrontons avec l'Arioste ; supposons que le poète italien, au lieu de faire appel jusqu'à la fin à des magiciens pour sauver les situations, ait su seulement au début, par quelque artifice pris au bric-à-brac de la " littérature féerique ", jeter ses héros en d'insoutenables catastrophes salutaires: ils auraient vécu par leurs seules forces leur insoluble vie. Ou encore supposons que Racine ait placé en la première scène de Phèdre, quelque chose d'analogue à " la montagne humide " qui, au cinquième acte, déferle à crocs de vagues sur ce pauvre Hippolyte, dont autrement nous ne saurions comment nous débarrasser. Bref, supposons qu'on fasse intervenir le deus ex machina... non pas à la fin mais au commencement, en initiateur et non en sauveur artificieux : quelle liberté serait définitivement acquise dès cet unique premier instant !
Marie de France se sert des moyens de la magie, très discrètement et même sans en avoir l'air, pour précipiter les vies, sans aucun retard, dans leur vérité ; le sorcier est un provocateur auquel on a recours pour mettre le destin au pied du mur dès la première seconde ; on le contraint au coup de force très pur sans lequel rien ne serait rien, puis on se passe de lui. La surnature a été créée, les êtres peuvent y vivre en leur liberté infinie, sans avoir à craindre que quelque chose d'extérieur à eux les puisse venir gêner. De même dans Isabelle d'Égypte, Achim d'Arnim dès la première page établit un monde d'après la mort par une sorte de 18 brumaire surréaliste : les héros d'Arnim vont pouvoir, bien que morts, s'ébattre en une vie dont tous les vivants auraient envie : ils sont survivants, au sens fort du terme.
Si on accepte d'aller jusqu'au bout de cette façon de concevoir le destin, on ne tarde pas à percevoir que mettre au début ce qui était à la fin n'est ni une ruse, ni une perfidie, ni un paradoxe, mais le rétablissement de la vérité. " Les scènes de reconnaissance " notamment, toujours situées au dernier acte, seraient remplacées par des " scènes de connaissance ", indiciblement lucides, campées dès le début: dès le premier geste, dès la première parole, s'évanouirait pour toujours toute possibilité d'intrigues, de variations, d'incidences fortuites susceptibles de troubler la situation ; le réel se tiendrait désormais en une sorte de sécurité inespérée, protégé de toute intervention.
Il y a donc tout à fait autre chose en ces poèmes du XIIe siècle que l'exaltation de l'amour impossible. Si paradoxal que cela puisse d'abord paraître, il n'y a rien de " sentimental " dans les moyens pris pour établir et maintenir le règne du coeur en cet état naturel de surnature. On n'exalte pas le beau malheur, il est seulement l'initial coup de baguette magique. Le règne du coeur scintille de tous ses diamants de l'autre côté, où l'on se trouve solidement fixé. Là, on rompt avec tout fantasme : en cette outre-nature l'âme est à elle-même sa lumière, sa ténèbre, son sol, ses ondes, son firmament, l'entière terre, les limbes, tous les enfers et tout l'Eden. Et tout est paisible.
Le roi Marc est toujours seul, Tristan ne l'est jamais. Le roi Marc est morne, Tristan est tout guilleret en son apparent chagrin. Le coeur du roi Marc est inquiet, le coeur de Tristan bat sans remuer. Le roi Marc n'a pour lui que le nain Frocin ; tout se met du côté de Tristan : oiseau, plante, onde et servantes. Le roi Marc a tout ce qu'il faut, tout le déserte ; Tristan, très dénué constamment, est opulent : un seul être lui manque et tout se peuple. Le roi Marc a des sorciers, Tristan a ses sorcelleries qui sont les sorcelleries fort naturelles de ses pensers. Les situations sont rétablies selon les règles du règne du coeur où toute sérénité devient possible si peu qu'on ait accepté d'y être haussé par un coup de force. Cette grâce, seul un apparent malheur y donne accès.
Ou un lancer de confettis...
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Ce qui s'est passé dans la vie de Marie de France, nul jamais ne le saura; d'elle on ne connaît, de façon sûre, que:
Marie ai nom, si suis de France.
De l'auteur de La Folie Tristan, nul ne connaîtra jamais le nom, du moins de façon sûre.
Un mystère entoure la vie de ces deux poètes qui, très en avance sur nous, entreprirent il y a plusieurs siècles d'isoler en son essence la surnature de l'amour. Ils furent en ce domaine des surréalistes absolus, ce qui explique que leurs poèmes aient émergé à neuf au cours des dernières années. Et même ils ont ressuscité en notre siècle comme s'ils venaient de l'avenir.
L'audacieuse justesse de leur compréhension du règne du coeur reste encore voilée par ce qu'il est convenu d'appeler leur mièvrerie. Ils sont tout, sauf mièvres. En eux tout est filtré: le ruisselet limpide, aux eaux d'aspect maigrelet, est tout ce qui pouvait passer de la source puissante. Puis, enfin! ce qu'ils nous ont dit, ce qu'ils nous disent, ce qu'ils vont encore avoir à nous dire est de l'ordre de ce qui ne peut être épanché.
(N.N.R.F., janvier 1961)
Reproduit in Ecrits Oubliés I publié par les éditions Ubacs