L'HOMME SANS NOUVELLE
Ma vie n'avait pas encore commencé. Comme en vue d'exister, je me harcelais et me labourais; mais ce travail moi contre moi ne pouvait être dit travail de moi, car en ces temps-là, véritablement, comme je n'étais pas en vie, aucun labeur n'était mien. Quelques souches vaillamment m'habitaient, très seules.
Or il m'est parvenu qu'en ces très lointains âges, singulièrement de 1930 à 1950, on prétendit m'avoir rencontré. J'eus la faiblesse de me soucier de ce ouï-dire. Me faufilant dans ces époques détruites, j'ai empoigné et secoué les années où je fus abusivement inséré, curieux que tombât d'elles quelque poussière où j'eusse en avant-vie trembloté. Tour à tour, m'immolant au successif autre, je me fis tous les tous que je fus dit. Parfois, mû de bonté, je niai mon évidence pour tenter de donner raison à quiconque assura m'avoir surpris en flagrant délit de présence.
J'ai été troublé, je n'ai pas été persuadé. Aujourd'hui, mieux que jamais, je sais: Je n'étais pas là et donc on ne pouvait obtenir de nouvelle de moi.
Strict et calme, bien que tout offensé de m'être tant heurté à des mensonges, je vais rendre compte de mon enquête.
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Préalablement je demande : que nul ne s'encourrouce contre les impertinents qui m'affublèrent de vie! En ces temps-là on était très malheureux, donc excusable; selon ce qui semble maintenant bien établi, on n'était pas logique et même on était fou; en tout pays un décret exigeait non simplement qu'on fût en vie, mais qu'on fût ABIME en vie.
Bien que cela ne se puisse que difficilement concevoir, en ces temps-là des infortunés extrêmement infortunés allaient se glorifiant de la disgrâce d'être chefs de peuples. On fréquentait le riche plus volontiers que le pauvre. Des personnes d'une sottise exemplaire faisaient du mal aux autres. On ne songeait point à se conquérir contre soi des désavantages profitables aux voisins. On pensait à ses intérêts. La perversion était infinie.
Non-né, j'étais non-vivant et non-mort. Une situation si simple et si naturelle ne pouvait être tolérée. Étant innocente, elle parut suspecte. Au lieu de laisser ma copieuse nullité pleuvoir sa monotone ondée, on me fabriqua des jours, on m'ajusta des bras, on me couronna d'une tête déplaçable aux tempêtes. Le mot d'ordre fut : "Par n'importe quel moyen, obtenir qu'il devienne quelqu'un! ". Au cours de mon enquête, j'entendis chuchoter : "Il faut absolument qu'il vive !"
Pour les raisons que j'ai dites, je prie qu'on pardonne à ces insolents. De surcroît, comme il apparaîtra tout au long de mon récit, leurs argumentations, témoignages, documents sont si puérilement contradictoires qu'on ne peut que les plaindre.
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Ainsi, de leur propos le plus constant, et que j'entendis d'abord.
Par propagande chuchotée de bouche à oreille, on accrédita que j'étais né à Plouguernével (Côtes-du-Nord, France) le 19 janvier 1912, que je m'appelais Armand Robin, que j'habitais au septième étage d'une maison sise au 50, rue Falguière, Paris (France).
Je confesse que je fus quelque peu désarçonné; un instant, mes abominables calomniateurs me parurent dangereux. Ce fut pis encore lorsqu'on me produisit des gens de Plouguernével qui certifièrent m'avoir vu passer parmi eux mal coiffé, mal habillé, mal aimé, l'air stupide, bref fort peu digne de considération; sans conteste, leur témoignage était vraisemblable. J'allais céder et me laisser localiser.
Je fus sauvé par Staline. Seuls quelques érudits, tout poudreux d'archives, connaissent aujourd'hui le nom de ce grand sorcier qui pourtant parvint à la notoriété en ce vieux siècle. Il n'eut pas de mal à prouver que je ne m'appelais pas du tout Armand Robin, que je n'étais pas du tout né à Plouguernével (France) ; selon lui, je n'appartenais ni au temps ni à l'espace matériellement présents et la justesse était, si d'aventure j'y paraissais, de m'en enlever au plus vite.
Selon ce bienfaisant magicien, même au cas où mon existence eût été pensable en une telle époque, le seul vraisemblable était de me faire naître en Pologne, Lituanie ou Russie, et sous un tout autre nom que celui d'Armand Robin. Au moment où je désespérais, il me fut secourable au point de se rendre auprès du maire de Plouguernével (ce Staline était omniprésent), récemment converti à l'idôlatrie, et de faire avouer à ce mal-éduqué que pour de très basses raisons il avait truqué le registre des naissances. Mon non-lieu était sauvé. J'ai dansé de joie à ce moment-là comme personne n'a jamais dansé.
La légende selon laquelle j'habitais alors au 50, rue Falguière, à Paris, bien que très coriace, ne résista pas longtemps devant mon expertise. Pour éviter d'importuner avec ce récit de ma non-vie, je me bornerai à signaler quelques-uns des arguments que je fis valoir. La gardienne de cet immeuble témoigna que de décembre 1943 à fin juillet 1944 elle répondit à quiconque auprès d'elle s'informa de mon gîte que je n'existais pas; que dans la suite elle se soit laissée abuser par la rumeur collective au point de feindre qu'elle prêtait foi à des allégations malveillantes tendant à m'infliger de la présence ne peut entrer en ligne de compte. D'autre part, les hommes de ces temps, désarmants à force de proclamer sur toute affiche: Nous sommes très armés! au moment même où ils s'entêtaient à persuader que j'étais quelque part, propageaient une légende allant en sens inverse; selon ces piètres fabricateurs d'existence, en 1943 j'aurais été dénoncé à la Gestapo par le Guépéou comme " individu extrêmement dangereux socialement " ; selon des explications assez matoises pour être qualifiées d'intelligentes, les anticommunistes qui régnaient alors à Moscou ne désiraient rien tant que me livrer à une police fraternelle comme irréductible communiste; et même quelques personnes certifièrent qu'en cette circonstance je téléphonai directement à la Gestapo, lui clamant à voix rauque: " Ne me cherchez pas ici ou là, à l'aveuglette, comme l'habitude vous en est faite. J'habite 50, rue Falguière, tel étage; personne ne le sait, je vous le révèle. Je serais navré que vous preniez peine à me dénicher. Venez à moi, petits enfants! Je vais laisser la porte ouverte. Ne craignez pas de me réveiller: je ne dors pas. " Or, honnêtement, si on étudie tout ce qui fut publié en ces temps-là, le moyen d'accepter que cela ait pu ainsi se passer? C'est pourquoi, même si les témoins sont d'une pureté reconnue universellement incontestable, même si quelqu'un acceptait tout martyr pour me convaincre que j'ai ainsi agi, je trouverais encore des forces pour l'apaiser, lui disant:
" Merci, mon vieux! Mais, tu sais, de ton temps on avait propension à punir de mort tout homme convaincu du crime d'être; on commençait généralement par le soupçonner d'exister ici ou là et on prenait des points de repère contre lui dans les quatre orients; bref, l'homme suspect d'être n'avait que de minimes chances de s'en tirer.
" Aussi ton histoire ne tient-elle pas debout. En effet, selon tes dires, je fus dans le plus mauvais cas: je fus accusé à la fois d'être et d'être communiste, et cela par le vigilant Guépéou. Conséquemment, avertie par le Guépéou, la Gestapo eût tout fait pour me trouver quelque part si j'avais été quelque part. En prenant comme plaisanteries les téléphonages d'un soi-disant Armand Robin, soi-disant habitant au septième étage du 50, rue Falguière, Paris, la Gestapo fit preuve de réalisme et sut habilement se garder du ridicule d'officier en un non-espace contre une non-personne. Instruit par la Gestapo, le Guépéou, peu de temps après, toujours selon ta version des faits, eut vent qu'à la non-adresse indiquée par la rumeur il n'y avait qu'un non-Armand Robin; intelligemment, le Guépéou supporta et s'abstint. Tu vois bien que, de quelque façon que tu présentes ta thèse, elle est infiniment attaquable. "
Ces longs et lourds syllogismes me firent ahaner. Ce me fut grand délassement que de pouvoir, l'instant d'après, comme d'une chiquenaude, me débarrasser de divers documents qu'on m'opposa: acte de naissance, carte d'identité, passeport, quittances de loyer, certificats de domicile. Je n'eus qu'à répliquer: " Des papiers? Mais on peut toujours en fabriquer! "
Là venu, je me défatiguai quelques instants, soulagé de l'Armand Robin sur ma nuque malgré moi posé.
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Dans la phase suivante de mon enquête, les allégations où je me blessai furent moins oppressantes; mais parfois plus perfides.
Il y en eut de puériles. C'est ainsi que, selon les uns, j'avais été secrétaire de Brinon sous l'ennemi à Paris (France). Mais d'autres, sur un ton de colère qui me surprit, protestaient que tout au contraire ce Brinon ne s'occupa de moi que pour me faire emprisonner et tuer à titre d'individu fort dangereux; ils précisaient que, dans tous les cas, il était établi que je n'avais pas vu une seule seconde celui dont les tenants de la thèse adverse certifiaient que j'avais été l'assistant permanent. Je crus bon de ne point perdre de peine à me soucier de l'une ou l'autre version et me bornai, au passage, à déduire: ce Brinon, dans l'un et l'autre cas, eût donné la preuve, croyant à mon existence, de son extrême sottise.
Poursuivant mes recherches, j'appris ensuite que d'autres, plus habiles, exploitaient cyniquement ma non-présence. Ce moment me fut amer: même non-vivant, je déteste autant être exploité qu'exploiter.
Je découvris notamment que, selon d'obstinés récits, j'avais été général F.F.I. dans une douloureuse et sanglante intrigue qu'en ces temps-là on ennoblissait du nom de " Résistance ". J'émis timidement quelques doutes sur la véridicité d'un tel propos; on me présenta documents sur documents; par bonheur, je savais déjà qu'en ces temps on ne manquait jamais de documents pour prouver n'importe quoi. Cependant, les garants de cette vie sans moi se mirent en colère (on se mettait aisément en colère en cette ère!) et n'hésitèrent pas à aggraver mon cas: ils racontèrent partout que j'étais un " faux-modeste ", que même, drogué du désir de prendre en tout le contre-pied du monde alors existant, je ne niais leurs documents que parce que, trop orgueilleux, je voulais compenser à mes dépens l'attitude de quelques milliers d'hommes qui, s'étant montrés très empressés aragons en faveur des Ennemis, se firent ensuite décorer et glorifier pour Grands Actes Héroïques contre les Ennemis, - qu'enfin je ne niais mes actes qu'afin de satisfaire à mon besoin vicieux d'esprit critique. Il ne me servit de rien d'arguer que, puisque je n'étais pas en vie, je ne pouvais avoir fait un seul acte de vivant, on me répliqua que " je ressassais sans cesse la même chose " et même " tututu ! ça ne prend plus! " Désespéré de pouvoir nier efficacement une légende de toute évidence niable, je devins très sauvage; il m'en reste encore quelque chose.
J'eus bientôt ma revanche. Il est vrai que la mauvaise foi en cette autre occasion fut si flagrante que je n' éprouvai qu'une médiocre joie à la démasquer. On avait répandu le bruit que j'étais poète. Les organisateurs de cette machination détruisirent eux-mêmes, maladroitement, leur cabale: voulant prouver que j'avais en cette époque commis des poèmes, ils avancèrent étourdiment que le livre était intitulé: Ma vie sans Moi; intrinsèquement expertisé, leur propos les confondait. Je ne tardai d'ailleurs pas à découvrir qu'on avait mis le nom d'Armand Robin, pour des raisons de commodité que je n'ai jamais pu complètement élucider, au-dessous de poèmes qui en fait appartenaient à d'autres, tels que Blok, Essénine, Maïakovski, Pasternak, Tou Fou, Tchouang Tseu, Ady, Arany, Attila, Pouchkine, Calloc'h, Froding, Imroulqaïs; la supercherie était évidente et j'obtins qu'on cessât de me mettre en cause. Au surplus, fis-je remarquer, pourriez-vous me montrer un seul journal de ces temps où mon activité de poète ait été notée?
Meurtri de tant d'invraisemblances, j'ai besoin de me reposer; je crois que mon lecteur aussi. Je vais abréger, seulement signalant quelques applications, plus particulières, du procédé par lequel on tenta de me coincer en temps ou lieu; en chaque cas, on constatera que je disposai d'une foule d'arguments là où la partie adverse n'avança que des affirmations gratuites.
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- Les gens de Plouguernével, Côtes-du-Nord (France) prétendaient m'avoir aperçu. Comment donc se fait-il qu'en ce même temps, tout aussi honorables, des habitants de Stockholm, Berlin, Moscou, Rome, Écoute-s'il-pleut (Marne) (France), Rebais (Seine-et-Marne) (France), Lausanne, Varsovie, Cologne, Cracovie, Zakopane, et cent autres lieux, aient affirmé m'avoir vu de leur nombre? Ou bien je fus partout au même instant, ce qui ne peut être accepté. Ou bien je n'étais nulle part, ce qui juridiquement semble bien plus facilement recevable. Qui ne voit qu'en retournant cette affaire sous toutes ses faces il se fait bien clair que je ne fus pas?
- Exemple encore plus précis: selon les légendes qu'à force de ténacité je recueillis, non seulement j'étais en vie, mais encore j'étais possesseur d'une motocyclette. Les menteurs professionnels chargés de persécuter mon absence osèrent aller jusqu'à produire des papiers selon lesquels cette motocyclette était existante au point de porter l'étiquette 9678 RP 5. Selon Jean Paulhan, cette machine m'inspirait un sentiment dévot; selon une très délicieuse femme, dont le nom ne doit pas être révélé, cette machine touchait mon creur ; selon un restaurateur tenant négoce aux bords de la Seine, Paris (France), on m'aurait entendu au cours d'un déjeuner protester bruyamment à la face d'Henri Thomas qu'il était criminel d'avoir écrit: " La moto noire vénéneusement brillait " , en un récit qu'il venait de publier dans la revue " 84 "; ce restaurateur commenta qu'un propos si nerveux ne pouvait s'expliquer que parce que, possédant selon toute apparence une motocyclette noire, et l'aimant, je réagissais légitimement au blasphématoire " vénéneusement ".
Marcel Bisiaux, le propre directeur de la revue " 84 ", vint à mon secours. Vraisemblablement affaibli par la puissance des on-dit, il avait d'abord conté m'avoir rencontré en compagnie de la susdite machine sur un navire voguant de Saint-Malo à Jersey; il fit serment, en ce court moment d'illusion, de décrire dans le journal Combat, les aspects vogueurs, voltigeurs, puis atterrés, pris par cette motocyclette; or il ne le fit jamais, du moins selon toutes les recherches que plusieurs siècles avant ma vie je viens de faire dans ce journal. C'est donc qu'il refusa de porter un faux témoignage tendant à établir qu'il m'avait rencontré sur ce soi-disant vaisseau avec ce soi-disant engin.
- Il en fut ainsi pour tout. De plus en plus fatigué, je rappelle de plus en plus promptement: On prétendit que j'étais mécréant, mais aussi que j'étais religieux. Que je n'écoutais jamais Staline, mais aussi que je passais mes nuits à écouter Staline. Qu'on m'avait couché sur une liste d'écrivains interdits, mais aussi que cette liste était de mon invention, que je l'avais suscitée uniquement pour mon agrément. Que j'étais très intelligent, mais aussi que je n'étais pas du tout intelligent. Que je n'avais pas lu Hegel, mais aussi que je ne lisais qu'Hegel. Que je n'avais pas un sou, mais aussi que je distribuais mes hauts salaires à tout venant. Que j'avais du talent, mais aussi que je n'avais aucun talent. Que je n'avais aucun talent, mais aussi que j'avais tous les talents. Que ma langue maternelle était le breton, mais aussi que c'était le chinois. Que je connaissais Jean Paulhan, mais aussi que je m'étais vanté de connaître Paulhan alors que je ne l'avais jamais vu. Que je haïssais Paul Eluard, mais aussi que j'avais la plus vive tendresse pour ce poète. Que je n'avais qu'un seul cerveau, mais aussi que j'en avais cent. Qu'on me vit un jour prendre le train pour Versailles, mais aussi que je ne pris jamais le train pour Versailles.
Quelques remarques, également brèves, sur mon comportement durant ces investigations. Tout d'abord, je n'intervenais jamais; je trouvais du reste divertissant de laisser cet Armand Robin se faire et se défaire au gré de ce que les hommes de ces temps estimaient croyable. Puis, dans la mesure où les circonstances s'y prêtaient, je recueillais avec une belle conscience professionnelle de juge d'instruction toutes les versions d'un même fait, si nombreuses fussent-elles, si absurdes que me parussent certaines. Je n'ai pas voulu engager mon lecteur dans ces laborieuses marches de l'esprit; un seul exemple illustrera suffisamment ma méthode.
On vient de voir que les hommes de ces temps se divisèrent sur le point de savoir si oui ou non un jour j'avais pris le train pour Versailles. Voulant expertiser leurs propos à ce sujet, je fus amené à étudier soixante-sept témoignages, plus un témoignage superposé, plus un témoignage sans témoignage.
Les partisans du oui disaient qu'on m'avait bien vu prendre un billet pour Versailles, descendre sur le quai; qu'ensuite je n'aie pas effectivement pris le train peut s'expliquer de bien des façons: peut-être étais-je fort amoureux ce jour-là, donc distrait par le bonheur à moins que ce ne fût par la tristesse; peut-être étais-je un escroc cherchant le salut dans la fuite au hasard des trains de banlieue, à moins que je ne fusse un policier cherchant à mettre la main sur cet escroc; de toute façon, si je n'avais pas pris effectivement le train pour Versailles bien qu'étant descendu vers ce véhicule en portant à la main un billet valable pour Versailles, cela n'infirmait nullement leur thèse. A quoi les partisans du non répliquèrent par maintes argumentations: d'abord, prétendaient-ils, la querelle roulait très précisément sur le point de savoir non pas si j'avais pris un jour un billet pour Versailles mais si j'avais effectivement pris le train; ils me parurent en assez bonne posture, juridiquement parlant, lorsqu'ils demandèrent. aux partisans du oui de préciser à laquelle des sept gares de Paris d'où il est possible de prendre le train pour Versailles ils m'avaient vu prendre un billet; les partisans du oui se contredirent les uns les autres piteusement et des polémiques, au sein de ce premier groupe de partisans, s'élevèrent sous mes yeux entre partisans de la gare Montparnasse, partisans de la gare des Invalides~ partisans de la gare du Pont de l'Alma, etc. Quant aux partisans du non, ils poursuivaient leurs dépositions ; je me souviens que l'un d'eux, un vieillard ridé d'études et donc vraisemblablement digne de crédit, expliqua qu'il était scientifiquement exclu que j'aie jamais pu prendre ou feindre de prendre un train pour Versailles pour l'excellente raison que, né au Chili, je n'avais jamais quitté ce pays. Quant à moi, rien de tout cela ne m'intéressait. J'ai mentionné tout à l'heure un témoignage superposé: c'était celui de Paul Eluard ; il appuyait les partisans du oui lorsque ceux-ci tenaient la parole, puis ceux du non lorsque ceux-ci, en vertu des fictions admises par cette juridiction formelle, avaient l'air de s'être conquis le droit exclusif de parler; et, dans l'un et l'autre cas, ce témoin supplétif déclarait: " C'est vrai! Et même j'ai une lettre de Robin où il me l'écrit !" Quant au témoin sans témoignage, Jean Paulhan, il opina que " l'histoire lui semblait bien intéressante; mais, quant à sa réalité, hé ! hé ! " C'était presque mon avis.
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On comprendra que maintenant je tienne à me rencoigner dans mon authentique vie. On n'est pas près de m'en débusquer.
Ce texte daté de mars 1949 est paru d'abord dans la nrf en octobre1961. Il figure aujourd'hui dans le recueil de proses éponyme, éd Le Temps qu'il Fait. On le trouve également dans Ecrits Oubliés I.