Ne peut essayer de traduire un poème hongrois
en français qu'un Français qui a pu l'aborder dans le texte original. Il faut qu'il ait
reçu directement, personnellement le "choc" que l'oeuvre d'art produit sur
toute âme sensible, pour s'exprimer à la façon de Madame de Staël. Sans cette
expérience, on ne saisira rien. La mise en forme par l'intermédiaire d'un collaborateur
de bonne volonté qui vous mâche un mot à mot et vous l'explique à grand renfort de
commentaire plus ou moins oiseux n'est qu'un exercice matériel qui n'a rien à faire avec
la création ou la recréation poétique. Qu'on ne se récrie pas! Pour saisir le sens exact des explications qu'un lettré hongrois peut fournir au sujet d'un poème à traduire en français, il faut que le traducteur français sache lui-même assez de hongrois. C'est dans ce cas qu'il réagira, qu'il sollicitera de plus amples renseignements, qu'il se posera des problèmes qui ne viendront pas effleurer l'esprit de celui qui ignore tout de la langue hongroise et n'aura donc aucune réceptivité envers le commentaire qui lui est présenté. Même s'il s'agit d'un poète français, à partir du moment où il se trouve confronté avec un mot à mot qui ne lui dit rien de particulier, qui n'attaque pas sa sensibilité, il ne pourra que se livrer à un exercice de versification qui rappelle une sorte de jeu de puzzle.Il s'agira d'assembler les vocables du mot à mot en vers selon les règles admises de la versification française. Et comme le poète français en question aura sa "manière" propre, il accommodera le mot à mot selon sa recette à lui. Que deviendra la personnalité du poète hongrois traité de cette façon? L'idéal serait d'avoir affaire à un poète français initié au hongrois. C'est ce qui s'est trouvé dans le cas de mon ancien élève Armand Robin. Il avait passionnément étudié la langue et aussi la littérature hongroises, qu'il ne dissociait pas. Et puis son tempérament, son caractère le portaient à être plus réceptif envers certaines manifestations de la poésie hongroise. Selon 1'exclamation de Goethe, on ne saisit que ce à quoi l'on ressemble. Armand Robin était un être fermé, dur, entièrement donné à son art. Il était aussi un être violent qui avait de la peine à se comprimer et dont la véhémence éclatait. A ces moments-là, il ne connaissait plus de mesure, ni de danger. En d'autres moments, l'inspiration le possédait. Il était alors en transe et n'en sortait que pour tomber dans l'abattement ou éclater en colères subites qui déconcertaient son entourage. Il avait fait la rencontre d'Ady et d'Attila Jozsef et les avait reconnus comme siens, Sa mort prématurée nous a privés du traducteur qui les aurait fait connaître en France. Quant il était comme envoûté par un poème, une force irrésistible le poussait à le traduire. Il y passait des jours et des nuits. Il n'était jamais satisfait de ce qu'il avait écrit. Une étrange impatience le travaillait tant qu'il ne s'était pas délivré de l'obsession dont il souffrait face à un texte qu'il voulait rendre à tout prix. Je me rappelle qu'il m'appelait parfois au téléphone en pleine nuit pour me lire tel passage qu'il venait de traduire ou pour demander une explication et il en faisait autant avec Istvàn Lajti qui dirigeait alors l'Institut Hongrois de Paris. A d'autres amis hongrois, il posait aussi sans cesse des questions. On peut dire que tout le monde était en alerte durant le temps où il se battait pour traduire tel ou tel poème. Il n'est donc pas surprenant qu'il ait réussi à rendre heureusement la force percutante de certains poèmes d'Ady mais il lui est arrivé aussi de n'avoir pu s'empêcher de les défigurer quelque peu, tant il est vrai que l'art est difficile. Nous allons examiner quelques passages de ces traductions. Dans sa belle thèse sur le "Symbolisme en Hongrie ", André Karàtson a cité (p. 93) cette 3e et dernière strophe d'un des premiers poèmes d'Ady (du recueil "Vers nouveaux", Ûj versek) intitulé Tüzes seb vagyok Je suis plaie embrasée : Vàgy szaggatott föl, csok vérezett meg, et sa traduction par Armand Robin : Le désir m'a haché, le baiser m'a saigné, Il est difficile de reproduire le cheminement de la pensée d' Ady tel qu'il se révèle dans les images qu'il aligne successivement avec plus de concision que ne le fait Robin. Afin de ne pas diluer son texte en y intégrant les mots auxiliaires indispensables en français, ce dernier a recouru à des noms: "braise, faim, brûlure" qui raccourcissent d'autant l'énoncé et en même temps lui confèrent une force plus frappante. Certes, les critiques peuvent trouver à chicaner sur la traduction de tel ou tel terme de l'original. C'est ainsi que le verbe fölszaggat signifie "ouvrir en déchirant, en arrachant, en mettant en pièces" mais on entend aussi szaggatott mondatok "des phrases hachées" et l'emploi du verbe "hacher" avait un avantage du point de vue rythmique puisqu'il forçait à marquer un léger arrêt de la voix entre "m'a" et "haché". Sans doute tüzes est plus précisément "enflammé, ardent" mais ces deux vocables étaient trop longs. Egess ki serait plus exactement reflété par "consume-moi" mais ce dernier tour aurait été plus long, plus livresque et quelque peu cacophonique (-me / moi). Le choix de "brûlure" a été suggéré par la finale du second vers: "tortures", car il offrait une rime acquise sans trop de frais. Le plus grave n'est pas là mais dans l'emploi du mot "braise" en place de tüzes gui détermine en réalité le mot kin "torture" (ici singulier collectif). Ce sont les tortures qui sont enflammées et dont le poète se dit affamé. Robin a fait de "braise" l'attribut du sujet de première personne et comme l'apposition de seb "plaie" . C'est un déplacement de l'image. La question est de savoir si ce changement modifie fondamentalement la pensée exprimée dans l'original. Je me souviens de la longue délibération qui eut lieu à ce sujet car Armand Robin était très pointilleux et il remettait constamment ses traductions sur le métier. Jai conservé quelques-uns de ses manuscrits qu'il n'avait pas jugés dignes d'être retenus. Ils témoignent de son tourment devant une oeuvre étrangère qu'il voulait à tout prix faire valoir sous son jour authentique. C'est ainsi qu'il a successivement composé quatorze versions de sa traduction du "Fils du prolétaire", le premier poème d'Ady qu'il s'était mis à traduire après l'avoir étudié au cours de hongrois à l'Ecole Nationale des Langues Orientales où j'avais alors eu l'occasion d'expliquer la poésie d'Ady durant tout un semestre. Mais pour en revenir au fragment que nous venons d'analyser ci-dessus sommairement, constatons pour en terminer que le poème hongrois comporte deux sommets dans son premier vers, deux dans le second et dans le troisième, quatre enfin dans le dernier. Cette succession de temps forts se retrouve dans la traduction. Et puis, comble de satisfaction pour les formalistes, les rimes alternent de la même façon de part et d autre! Où le talent et l'intuition de Robin se manifestent dans toute leur force, c'est, par exemple, dans la traduction de ce petit poème du recueil A halottak élén "En tête des morts":
Keresztek az egész földn, Cette sorte de litanie dont l'inspiration biblique et calviniste ne saurait être contestée a été transposée en :
Sur la terre entière, des croix ! Il savait assez de hongrois pour avoir compris que le temps fort placé en tête dans cette langue ne pouvait en français venir qu'en fin d'émission. En renvoyant le mot croix tout à la fin, il réussissait à obtenir cette répétition rituelle qui permettait de détacher et de mettre en valeur ce terme dominant. On pourra se demander si josàg bonté n'a pas été abusivement rendu par biens et si mezo veut dire plaine mais ici, le traducteur a été sensible à un autre facteur. Il a voulu adopter une manière de s'exprimer comportant des éléments susceptibles d'évoquer une ambiance biblique. Car cet agnostique farouche avait lu la Bible et cette lecture le rapprochait d'Ady, à la différence de ce qui s'est passé pour d'autres traducteurs qui ne se sont même pas demandé si certaines des formules figurant dans le texte original n'étaient pas des échos de cette Bible que le grand poète maudit a tenue entre ses mains jusque sur son lit de mort. Ce qui est sûr, c'est que cette traduction ne délaye pas Ady. Elle ne verse pas dans la platitude. A travers les paroles trouvées par Robin, le lecteur français reçoit le cri poussé par Ady dans sa détresse en 1915. Nous dirons que l'essentiel a pu être sauvé. L'aventure d'Armand Robin est instructive. Elle rappelle que la traduction poétique ne se fait pas par personne interposée. Il faut entendre d'abord le poète dans sa langue à lui si l'on veut lui trouver une expression dans sa langue à soi. Mais cette dernière langue, celle de la traduction, il faut la maîtriser. Et être maître de la langue poétique, cela exige une culture littéraire approfondie, une expérience de la création littéraire, en bref des qualités qui ne se trouvent que rarement réunies. Car il faut qu'elles soient réunies dans un seul et même homme. Ici, le travail d'équipe ne peut qu'aider le traducteur à retoucher son adaptation, à revenir sur certains défauts, à rattraper une erreur d'interprétation, Toute l'aide que nous avons pu apporter à Armand Robin a consisté à lui dire: attention, vous vous êtes égaré, tel vers ne veut pas dire ce que vous avez cru, tel mot ne porte pas l'emphase que vous lui avez attribuée ou telle suite de sonorités est peu euphonique. En dernière analyse, c'est le traducteur qui décide, qui achève cette sorte de recréation qu'est toute bonne traduction. |
Cette analyse d'Aurélien Sauvageot, professeur d'Indi-Ourdou aux Langues O et ancien professeur d'Armand Robin, est extrait d'un long article Traduction française de la poésie hongroise. Dans son début l'auteur explique les difficultés de l'exercice, puis le démontre, preuves à l'appui. Il continue avec l'exemple d'Armand Robin. L'article a d'abord été publié in extenso par la revue Les Nouvelles Etudes Hongroises en 1971. L'extrait ci-dessus a été repris par Les Cahiers Bleus en 1980.