...J'ai eu la chance d'être né dans le
peuple, nous dit Armand Robin, d'avoir entendu de simples gens improviser sans en
avoir conscience des chants épiques authentiques comme du granit, il me fut donné de
converser longuement avec les plantes et les bêtes... Jusqu'à l'âge de dix-sept ans, Armand Robin, qui est aussi un traducteur prodigieux et de très grande classe (de l'allemand, de l'anglais, du finnois, du sué-dois, du russe, du chinois, du japonais, de l'arabe, en tout quelque vingt langues dont toutes les langues européennes importantes), vécut dans une ferme bretonne, dernier-né d'une famille illettrée qui comptait huit enfants. Il ne m'appartient pas ici de parler de ces traductions. Nous devons cependant lui être reconnaissant de nous avoir fait aimer les poètes russes contemporains Essénine, Maïakovski, mal connus en France auparavant. Je citerai aussi la traduction du Corbeau d'Edgard Poe que certains spécialistes de la langue anglaise jugent supérieure à celle qu'en fit Baudelaire. Inutile de dire les difficultés qu'il rencontra pour étudier, la vie étant dure parmi les siens qui gagnaient difficilement leur pain et ignoraient tout du domaine intellectuel. Boursier, il passa par l'École Normale et l'agrégation de lettres. Mais dans son oeuvre aucune trace ne subsiste de cette éducation universitaire. Ce fut entre dix-neuf et vingt-cinq ans qu'il apprit la plupart des langues européennes, partant le plus souvent possible à l'étranger, notamment en U.R.S.S., sans argent, risquant de laisser sa santé et sa vie dans ces randonnées aventureuses. Il s'est efforcé ainsi de se dépayser intellectuelle-ment par ses incessantes
traductions et de vivre ainsi chez tous les peuples à la fois, acquérant un huma-nisme
international, une identification avec le vrai peuple international. Dans un
émouvant poème: Lettre à mon Père (août 1942), Armand Robin affirme: Les chants de ce Breton sont difficiles souvent à assimiler pour un homme du
Sud ou du Centre. Mais ce n'est pas parce qu'ils sont écrits dans une langue
volontairement obscure. Ils sont simples, nus, poignants. La seule cause : II y a là une rusticité qui est plus qu'une peinture, qu'un acte d'amour. C'est la rusticité même. L'âme y est. L'âme paysanne universelle, l'âme bretonne âpre et blessée, l'âme du peuple si insaisissable même pour ceux qui en sont. C'est le peuple même. Le peuple universel tel qu'on le retrouve chez ses grands chantres qui se dressent dans quelques pays, tel Essénine. L'oeuvre d'Armand Robin est un incontestable apport nouveau dans la poésie française. On n'avait jamais entendu cette voix-là chez nous. Elle étonne, elle surprend, on la qualifie d'étrangère, de barbare... Barbare, certes, elle l'est. Étrangère, elle l'est aussi pour la plupart des lettrés pour lesquels le peuple est inconnu, pour ces salonnards confits de mondanités qui se veulent populaires et parmi lesquels Armand Robin n'a jamais pu s'adapter. II nous manquait justement un poète barbare, un chantre du peuple qui ne tombe
pas dans le mélodrame... Dans sa préface à son recueil Ma Vie sans moi [1940),
Armand Robin nous dit: Et il s'élève contre cette poésie pour poètes qui est à peu près la seule poésie française entre les deux grandes guerres. Cette poésie qui causa un divorce pour longtemps irréparable entre les poètes et les hommes vivants. Quoi de plus simple et de plus poignant, de plus humain que cette Prière
où il fait parler sa mère comme cet autre poète dont la maman aussi oncques ne
savait : François Villon! Cette Prière pour Armand, son fils, inquiétant qui Ah! l'angoisse de cet inconnu, de ces terres étrangères sur
lesquelles il s'en va, tout seul. Sa mère pauvre et chétive, son père paysan qui nous parait noueux et usé comme un cep de vigne en hiver, ces deux divinités du foyer de l'enfance sont plantées dans l'oeuvre d'Armand Robin comme les chênes de son pays. Il les sculpte avec leurs allures gauches, en pleine masse durable. Voyez-la passer encore: Dans un livre étrange: Le Temps qu'il fait (1935-1936-1941), écrit en prose et en vers, d'un lyrisme échevelé, sorte de roman épique comme on avait perdu l'habitude d'en lire depuis le moyen âge, Armand Robin nous montre encore la ferme, les parents, le fils. Et dans cette solitude à trois êtres différents: père brutal et travailleur forcené, fils n'aimant que les livres, mère morte, mais dont la présence morale a plus de poids que si elle était vivante; sur cette terre âpre, battue par le vent qui mord le visage, où le folklore est toujours vivant, une tragédie s'opère. On pourrait prononcer le nom de Dostoïevski pour les dédoublements, les hantises, les complexités de ces personnages. Il y a, là aussi, une pitié très slave. Le Christ, Lénine, des créatures de légendes, mêlent leur voix à la sourde
voix du père qui hait les livres, et les chants d'espoir du fils dont je ne peux
m'empêcher de citer celui-ci: Il n'y a pas que des poèmes aussi dépouillés chez Armand Robin. Le plus souvent, ils sont comme perdus dans le feuillage et les arbres. Une pléthore d'adjectifs pèse sur les vers qui avancent lentement, lourdement, mais sûrs d'eux, comme les grands boeufs qui labourent. De temps en temps, le poète douloureux, rugueux, mélancolique comme le ciel de son pays natal, prend le biniou ou le hautbois des musiciens de bals de village. Il retrouve les airs anciens. Il ressuscite les légendes enfouies sous les
menhirs. Il oublie les livres, et la ville, et sa vie. Il chante des Airs de Ronde
pour Bretons: Il chante même des Airs de Ronde pour Lutins. N'est-il pas du pays où les fées ne veulent pas mourir? Ce pays breton inséparable de lui-même malgré son dépaysement universel,
ancré, incrusté dans ses poèmes: |
Ce témoignage est extrait du livre de Michel Ragon, Les écrivains du peuple, éditions Jean Vigneau, 1947