Je le revois dans le
cabinet de travail de son petit appartement de la rue
Falguière, dans le quinzième, cherchant ses lunettes
fixées sur ses yeux sans doute afin de les chercher
mieux encore un peu plus tard. Sur le petit divan
s'étalaient des journaux de tous les pays qui
s'agitent les uns
par rapport aux autres. A côté du bureau surchargé de
papiers écrits ou traduits en vingt langues, on
pouvait voir un poste de radio dont il se servait pour
capter les émissions soviétiques. Les livres
constituaient évidemment le principal mobilier. La
presse qu'il recevait de Suisse, sa concierge la
lisait avant lui. Il prenait un vicieux plaisir à lui
demander précautionneusement ces envois quotidiens en
entourant ces véritables sollicitations de la
politesse la plus emberlificotante. Brassens, Émile
Miramont et moi, nous lui téléphonions presque chaque
fois que nous désirions le voir chez lui. Mais il
arrivait qu'il nous fasse attendre une demi-heure
avant de nous ouvrir.
Quand il nous récupérait sur le palier, devant l’ascenseur, nous lisions des vers ou de la prose. "Intoxication de la ferveur" , nous disait-il. Nous entrions dans le capharnaüm. Et celui que j'appelais volontiers et souvent « l'Insolite », si facilement lointain ou absent, devenait miraculeusement, très familier, plus directement chaleureux. Il savait qu'il allait nous lire quelque chose. Il lisait puissamment, presque impérieusement. Sa voix rocailleuse, était belle. Elle contenait la passion de la terre et du Ciel et l’honneur de l'homme. Nous écoutions comme font quelques-uns entre les murs et les colonnes de ce qui est sacré. Robin nous traduisait des poètes dont nous ne connaissions que les noms : Benn, Pessoa, Kavafis, Pasternak. Nous étions intenses et je brûlais. Quelquefois, tout le monde parlait et Robin se taisait. Il me donnait mal à la tête souvent, par ses fuites, ses dissimulations, par tout ce qui le poussait mystérieusement à ne pas s'ouvrir individuellement, à s'effacer. Je songe tendrement à ce que disait le cher Léon-Paul Fargue de Valéry : « Jamais homme très supérieur ne voila mieux ses feux. » Un jour que je lui avais demandé assez superficiellement qui était selon lui le plus grand poète contemporain, il ne me répondit pas. Mais cinq minutes après, sur le trottoir du boulevard Pasteur, il me dit : Valéry. J'ignore encore si l’aveu de ce grand nom constituait un plaisir qu'il me consentait ou la déclaration d'une sincérité. Tel un Suarès moins illuminé par le Verbe, il se cachait. Je l'ai toujours vu blotti et universel dans sa solitude orphique. Sentant que je cherchais la lumière dans le minerai, il disparaissait derrière les remparts de son silence ou d'une conversation simplifiée. Donner un conseil l'indisposait et lui paraissait saugrenu. Son humilité excessive venait de très loin. J'ai retrouvé, il y a quelques mois, une lettre au bas de laquelle il me dit que s'il ne m'a pas parlé d’un de mes articles, je ne dois pas en conclure une indifférence de sa part mais seulement le fait que j'avais cité son nom avec une ardeur élogieuse. Il parlait rarement de lui et réussir à lui arracher des confidences sur ce qu'il faisait littérairement nécessitait des prodiges d'ingéniosité psychologique. |
Roger Toussenot, Le solitaire, Cahier des saisons, hiver 1964 |