J'ai aimé Armand Robin avant de le
connaître. Tout aussi gravement que ceux de Camus, ses articles de Combat donnaient à penser par leur élévation,
par l'excellence de leur écrlture ainsi que par la valeur morale d'un isolement apparent
et prodigieusement actif. La cocasserie de notre premier contact reste gravée non moins cocassement dans ma mémoire. Robin m'avait fixé un rendez-vous devant l'église de Saint-Germain-des-Prés. Il avait précisé : « Pas au « Flore » ni aux « Deux-Magots », cette faune m'ennuie et ne m'inspire pas confiance. » J'étais accompagné d'un ami anarchiste et je me souviens que Brassens n'avait pu se joindre à nous. Je vis, arriver ce cher Orphée le plus simplement du monde. Vêtu à la diable, dans le plus parfait oubli de soi-même, il me tendit une main plus gentiment distraite que chaleureuse et laissa tomber, comme s'il m'avait vu la veille : « Bonjour Toussenot, j'aime bien tes articles du Libertaire ». Encore que vaguement flatté, je désirais plutôt questionner, écouter, entendre et parler. Mais il nous présenta un invraisemblable professeur que j'aurais pu croire venu de la Lune si nous n'avions appris qu'il était hollandais et disciple de Rosa Luxembourg. Ce délicieux pédagogue révolutionnaire parlait assez mal le français de sorte que Robin s'exprimait en allemand et que le pittoresque voyageur érudit, venu du pays des tulipes lui répondait en anglais. La Providence, généreuse en toute circonstance, crut bon, et avec quelle raison de nous envoyer un autre anarchiste, Marcel Lepoil, esprit d'une extraordinaire capacité d'improvisation analytique et qui se proposait d'écrire un papier retentissant qu'il voulait intituler Pourquoi je n'ai pas tiré sur Élisabeth d'Angleterre. Je fus à la fois le témoin et le participant d'une conversation adorablement désordonnée, étrangère au dialogue trop important que j'avais souhaité. Chacun parlait sa langue. Seul, assis dans son coin et laissant pressentir malgré lui son étrangeté et son ennui quil ne prenait même pas soin de dissimuler à nos sensibilités, Robin ne parlait que rarement. Mais ce qu'il disait était la justesse même. Je n'oublierai jamais ces mots qu'il a glissés discrètement : « On ne peut rien contre la Liberté de l'Homme. Les prisons n'existent pas, sauf pour les gardiens. Les murs d'une cellule, même si ce n'est pas Pascal qui s'y est enfermé, ne convaincront pas celui qui s'y trouve de son erreur : Car l'erreur est politique ou mathématique. Mais la vérité... c est... Gandhi. » |
Roger Toussenot, Le solitaire, Cahier des saisons, hiver 1964 |