Je
le revois encore chez Mermod. C'est l'été. Il y a un ou deux jours, un orage a cassé un
vigoureux tulipier que nous nous amusons à débiter sur la pelouse. En manches de
chemise, Robin scie avec ardeur, la noiraude entasse les bûches, Mermod nous apporte de
grands verres de sirop. Un peu plus tard, dans la véranda, Armand parle d'Ungaretti. Il
explique comment il traduit, comment il tente de restituer sa forme sonore au
poème... Voilà
quatre mois qu'il est mort.
Je revois son
long sourire charnu, ses dents écartées, ses joues ridées, ses petits yeux plissés
sous les lunettes toujours sales. J'entends sa voix étrangement chuintante, un peu
enrouée, et cette parole saccadée, si souvent véhémente, emportée.,. Mais il avait de
grandes tendresses pour ses amis, pour la Bretagne, pour Paris. Il était très savant
mais il s'en excusait. Humblement, il disait qu'il se sentait fortifié par toutes les
vies des poètes qu'il avait traduits et qui avaient ainsi passé en lui. Il
a toujours vécu difficilement (l'histoire des lames de rasoir l'amusa, et il m'avoua
qu'elle n'était pas tout à fait fausse) mais il n'y avait en lui nulle envie, aucune
mesquinerie. Il savait être très doux, quoique railleur, et montrait en société une
courtoisie et un humour exquis. « Ce qui n'est pas absolument naturel m'afflige », écrivit-il dans son introduction à Poésie non traduite. Justement, ses propres poèmes ont cette liberté d'allure, cette claire simplicité (à force de science et de travail) qui approchent souvent la transparence de la poésie populaire.
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Jacques Chessex, NRF, 10/1961 |