Je me souviens d'un être qui toujours
apparaissait comme un évadé et disparaissait comme un fugitif, avec la double certitude
des hommes sûrs de leurs prisons physiques et de leur inaliénable liberté intérieure.
Il s'appelait Armand Robin. Je l'appelais Robin des Bois, car il me donnait l'impression,
à travers ses livres et sa vie, de se retirer au secret des forêts de Brocéliande d'une
éternelle enfance meurtrie et pourtant féerique. Il venait souvent me voir dans mon
bureau de la N.R.F., porteur de papiers froissés qui avaient coexisté avec la nourriture
sur la table de la pauvreté cachée. Et il me lisait les textes qui devaient composer ses
deux volumes de Poésie non traduite. Il le faisait d'une voix de gorge, un peu
rocailleuse, penché sur eux, ennemi des effets lyriques, mais soucieux de tous les
rapports de sonorités et de rythmes. C'était des Chinois, des Arabes, des Finnois, des
Néerlandais, des Russes, des Flamands et des Bretons, de tous les siècles, qu'il avait
traduits, mais ce n'était plus que de l'Armand Robin. Cet homme-là avait réussi le
miracle de la symbiose entre le poète d'origine et le poète traducteur. On savait qu'il
était au plus près de la pensée, de l'émotion d'autrui, mais il les avait si bien
assimilées, personnalisées, que l'on pouvait en même temps louer sa loyauté savante et
son action de créateur. Je lui dis un jour: " Armand, bravo, tu as su ne pas
traduire les mots comme on traduit des hommes en correctionnelle ". Je crus qu'il
allait rire de la boutade (où j'avais mis pourtant le sérieux que cachent les vocables
joueurs). Il n'éprouva que la gravité du compliment, et, me serrant la main; " Ah,
tu as raison -me dit-il avec ferveur- je n'aime que les mots justes. C'est pourquoi ils ne
passent pas en justice ". Ce fils de paysan breton avait quitté la ferme pour se vouloir professeur; il n'avait pas obtenu les diplômes qui lui auraient assuré -peut-être -une vie stable, mais il possédait le génie des langues qui aurait pu faire de lui un prestigieux professeur au Collège de F rance. Il portait l'anarchie en lui et sur lui comme une protection contre la société où il s'acharnait à défendre son intégrité, tout en se voulant comme Claudel le conquérant du monde visible et sensible, le "rassembleur des terres étrangères ou ennemies" pour n'en faire plus qu'une à la mesure de l'Unité de l'Homme. Cette unité-là, il la rechercha toute sa vie dans la fièvre avec laquelle il pénétra plus de vingt langues pour les bien posséder. Il y mettait la virilité de l'amoureux et il avait parfois des réactions de lassitude envers une langue trop soumise ou des réflexes de jaloux lorsqu'un autre avait traduit la même poésie que lui. Cher Armand, tu insistais souvent, comme faisait cet autre sourcier du langage, Audiberti, sur l'impossibilité de saisir la réalité des êtres et des choses dans le moment présent, comme si l'on ne savait voir vrai qu'avec un peu de recul. Eh bien, je n'ai pas pu te voir tel que tu étais tant que tu as vécu: de la race des poètes maudits, de cette race qui fait de sa misérable condition une des raisons de son génie, Car tu avais une étincelle de génie, Armand. Il t'a manqué le temps de mettre le feu à tout ce que tu contenais d'exceptionnel. Quelle chance qu'on ait pu sauver de la destruction tous ces poèmes de toi, toutes ces méditations que tu n'avais pas osé confier à ton éditeur, car tu étais modeste. Le monde d'une voix, qui vient de paraître, est un recueil bouleversant par sa sincérité d'écorché vif. Tu t'y montres "seul, seul, déserté, dédaigné ". Ah, comme on regrette de n'avoir pas mieux su te dire notre estime, notre admiration, de n'avoir pas connu les remèdes qui auraient pu t'empêcher de nous quitter si vite et si tragiquement! Nous chantons sous la nuit sans espérance Non, Armand, la splendeur de la conscience n'est jamais inutile. Mais on te comprend d'en avoir douté. Tu fus une "conscience" de l'Humanité en proie à ses déchirements. Tu voulus tout unifier par la juste pulsation des mots et par les mots du coeur. Et tu t'aperçus un jour que tu n'avais pas même été capable de réaliser l'unité de ton être, C'est fini, je descends dans la mort sans un cri Tu resteras parmi nous, Armand, pour tous ces cris fraternels que tu as lancés dans ta vie -dans la nôtre - et ton oeuvre fugitive mais incomparable perpétuera l'éveil des grandes choses vraies. |
Ce témoignage de Robert Mallet est paru d'abord dans le bulletin de la Compagnie Dramatique du Nord en 1968, puis dans les Cahiers Bleus du printemps-hiver 1980