On
ne sait pas très bien jusqu'à quel point il a digéré les deux douzaines de langues sur
lesquelles il a exercé son génie. C'est que son propos n'était pas celui des
traducteurs ordinaires. Descendant de nombreuses générations d'illettrés, Armand Robin
était perpétuellement en état de famine. Il semble qu'il ait voulu appréhender la
totalité de l'homme à travers la totalité de ses langages, mais en décantant les
mensonges qu'ils transportent, en les dénudant pour ne conserver que leur naïveté
première. Et c'est ainsi qu'il a réussi, par un phénomène qui tient presque de la
magie, à restituer dans sa propre langue (qu'on ne peut appeler autrement que du robin)
des choses qui étaient véhiculées par d'autres idiomes (on ne peut dire autrement que
des choses) et il lui arrive de le faire plus fidèlement que les premiers auteurs.
Certains spécialistes ne s'y sont pas trompés. On en arrive à se demander si toutes les
langues du monde ne procèdent pas d'un code commun que le poète breton avait saisi alors
que les linguistes le cherchent toujours. Ce qui est flagrant c'est que Robin, cet écouteur passionné des radios nocturnes, entend la parole derrière toute écriture et qu'il se règle sur elle. Pour lui, les rythmes et les sons, le souffle même, commandent. C'est parce qu'il est l'héritier d'une civilisation orale. On retrouve chez lui jusqu'aux rimes internes du vers moyen-breton qui se manifestent aussi dans nos proverbes paysans. Il décode à l'oreille, en pleine méfiance de l'harmonie volontiers menteuse, il aime les hiatus, les cahots, la rudesse, sachant que ce qui est poli est déjà usé, donc faux. Et il serre de près la parole, un peu à la façon de ce paysan que j'ai entendu traduire en breton les discours d'Hitler à la radio sans connaître un seul mot d'allemand ni d'ailleurs de français. Mais Robin était un intercesseur d'une autre qualité. Quand La Villemarqué, dans le Barzaz Breiz, remplace le mot breton Linvadenn par la Submersion, c'est une traduction. Quand Armand Robin propose l'envoi d'eau, c'est une non-traduction, mais combien plus proche, tout compte fait. De même et mieux encore pour A rabad eo en embarat (Barzaz Breiz), Ne vous livrez point à l'amour (La Villemarqué), A arracher les amours folâtres (Armand Robin). Il ne s'agit pas seulement d'un procédé, mais d'un compte rendu dans le plein sens du terme. Plus loin, traduisant un couplet, Armand Robin n'hésitera pas à aller chercher, dans le couplet suivant, une expression qui lui paraît mieux convenir au premier. Quant aux vers qui ne lui disent rien, il les traduit comme un bon candidat au bachot. On ne peut pas brûler toujours. Il est vrai que je ne juge ici que sur le breton. Mais c'était la langue maternelle de Robin. Chacun de nous n'en a qu'une qui sert de référence, d'humus à toutes les autres. Le breton imprègne tout le langage de Robin, en profondeur et en surface. C'est ce qui le rend si insolite. C'est aussi pourquoi le poète désirait fortement se faire attaquer dans le Figaro comme mauvais traducteur. |
Ce
témoignage de Pierre Jakez Hélias a été publié par le journal Ouest-France
le 7/05/1970.