Tout
cela m'a donné idée d'aller à Kerfloc'h, en Plouguernével. C'est là qu'il est né.
Puis au hameau du Ouesquier, en Rostrenen, où il passa sa jeunesse. J'y suis allé par un
de ces jours tout bretons, d'une beauté pleine de finesse et de douceur, où le ciel
semble tout près de la terre et où le soleil n'est qu'une plage de clarté dans la grise
étendue des nuages. Les poètes sont toujours étranges. Il était étrange, et sa vie a sùrement été d'une exceptionnelle singularité. j'ai vu les buissons, les châtaigniers, les chênes, où il se cachait pour lire, quand il fut pris de cette extraordinaire fringale de savoir qui finit par le conduire à Paris, dans cette classe de khâgne à Lakanal, dont j'avais la charge. Il me dit quel était son pays, qu'il était le dernier de huit enfants. Il n'avait jamais parlé que le breton jusqu'à six ans. Lui seul avait fait des études, avait appris le grec et le latin. L'un de ses frères était valet de ferme, tout près, aux environs de Corbeil, et je sentis qu'il ne comprenait pas bien pourquoi c'était lui plutôt que son frère qui était là devant moi. Il était gauche, courbé, avec ses longs bras ballants qui semblaient chercher les mancherons d'une charrue. J'ai, à Kerfloc'h, au Ouesquier, mieux senti que jamais l'étrangeté de son aventure. C'est là qu'il aurait pu vivre. C'était bien là son pays. Cette cour de ferme avec son puits, cette maison basse avec ses portes rondes de granit, ce village aussi perdu qu'on peut être au monde, où il avait, enfant, lu ce qui ne se lit pas, les fontaines, les ruisseaux, les joncs, les plantes, « qui se penchent pour mieux bouger et bruire ». Et soudain, il l'avait quitté, allègrement et douloureusement, et était tombé dans cette classe de Lakanal, puis dans les universités, puis dans la République des Lettres et toutes les jongleries et les tricheries du savoir et de la culture. Le poète était né de ces contradictions, et je pense bien que c'est là qu'est le secret de son génie. Cette obscurité, cette nuit d'où il est venu, lui avait fait espérer davantage, pour tous la lumière. Il n'a jamais pu parler que comme le délégué des siens, de ces « miens si obscurs », à qui il a dédié son oeuvre et qu'il évoque avec une nostalgie que rien ne pouvait guérir. « Pour rester près de vous, malgré moi, malgré ma vie, j'ai vécu toutes mes nuits dans les songes, et, le jour, je me suis à peine réveillé pour subir une vie où je n'étais plus.» |
Ce texte de Jean Guéhenno est paru dans Le
Figaro du 9 septembre 1970