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Armand Robin: témoignages

- Jean Guéhenno -

livrevieux.gif (469 octets)J'ai bien connu et aimé ce garçon. Ma chance fut longtemps, au mois d'octobre, chaque année, de recevoir, dans une "khâgne " de Paris, de merveilleux garçons triés dans toute la France et qui venaient préparer l'école Normale. En 1931, Robin fut l'un d'eux, et il demeure pour moi l'un de ces êtres qu'on a rencontrés et qui vous ont fait craindre de n'être pas tout ce que toujours, pour les autres, il faudrait être.

Ce premier matin, à Lakanal, je l'interrogeai. Il me dit qu'il était né en Bretagne, à Plouguernével. Sa famille tenait une ferme dans la Montagne Noire. Il était le dernier-né de huit enfants. Je n'eus aucune peine à entrer dans son destin, Plus tard, des récits qu'il publia m'apprirent ce qu'avait été sa mère, la plus douce des femmes, son père, violent et dur, comment il avait dû longtemps, pour lire, se cacher dans les ronces et les buissons. Il marchait, les bras écartés du corps, comme quelqu'un qui a tenu les mancherons de la charrue. Il avait été longtemps l'invité des prairies. Il aimait les seigneurs chevaux, Treithir, Keingdu, qui ne dorment qu'à peine et se plaisent à rester debout toute la nuit. C'est de ce monde naturel qu'il était venu à Lakanal, dans notre serre à idées. Cet arrachement à commandé sa vie.

Je ne l'ai jamais perdu de vue. J'étais sûr de son amitié, mais il était de caractère incommode. Il y avait en lui du génie et de la folie. il traversa tous les systèmes. Mais le fond était une naturelle anarchie, pour soi de la fierté, pour les autres un grand amour. Il a vécu une vie dangereuse, quelquefois très misérable. Il ne pouvait longtemps jouer le jeu des autres, mais, en toutes circonstances, peut-être par un certain goût du malheur -, il jouait toujours contre lui-même. Il aimait prendre mesure dans l'impossible. Il était absent de sa vie parisienne. Il rêvait de l'autre, la vraie, où il n'était plus: O miens si obscurs, a-t-il écrit, pour me garder près de vous, il me faudrait pendant toute ma vie le moins de mots possible et, chaque jour, malgré ma nouvelle existence, une retraite près des plantes, une main passée dans la crinière des chevaux. Pour rester près de vous malgré moi, malgré ma vie, j'ai vécu toutes mes nuits dans les songes et, le jour, je me suis à peine réveillé, pour subir une vie où je n'étais plus.

Mais la passion des mots lui a assuré un étrange et grand destin. Il se cacha. Fugitif. Il s'inventa un extraordinaire métier, devenu maître de plus d'une vingtaine de langues. La première avait été le breton, cette brume exquise, où l'âme se mire d'une brume à l'autre et n'arrive jamais à se dévoiler. Mais il savait aussi bien l'arabe, le russe, le chinois... Alors il passa ses nuits à l'écoute du monde et composa un "bulletin " qu'il distribuait sur abonnement, aux gouvernements, aux ambassades, à l'Elysée, au Vatican. Il a sur cette expérience composé le plus étonnant témoignage. Il avait besoin, chaque nuit, de devenir tous les hommes et tous les pays, mais il dut constater que la parole en nul temps ne fut si grande tricherie : les machines à paroles, qui devraient être des outils de fraternité, pouvaient rendre, tout au contraire, les hommes plus étrangers les uns aux autres, telle était partout la puissance de la fausse parole, imposée à toutes les oreilles puis à toutes les lèvres qui la répètent et qui nous fait perdre le sens de la vérité,

Heureusement, il lui resta la vraie parole, celle des grands poètes du monde qu'il traduisait et celle de ses propres poèmes, de Ma vie sans moi et de Le monde d'une voix. Cris souvent admirables. Il souffrait du divorce qu'il y a entre le public et les poètes. Il n'aimait pas trop la poésie pour poètes. « J'aime à rêver, disait-il, d'une poésie qui serait une grande chose simple ; il ne peut sans doute être bon que la beauté ait honte d'être humaine », et il était prêt à tout pour opérer le salut du sens des mots. C'est à ce travail qu'il est mort.

A l'heure de sa mort, on lui envoya des délégués
Représentant la Société.
Lorsque, sur le lieu de son non-lieu ils arrivèrent
Il avait fini de mourir
Et tous dirent: "En lui, aucune âme à recueillir."

 
       Ce témoignage de Jean Guéhenno est paru dans Le Figaro du mercredi 27 mars 1968