Le souvenir que je garde d'Armand
Robin est celui d'un petit homme saugrenu à grande bouche, rapide, rieur, tendu, pressé,
affairé -, une sorte de gnome disert et tragique dont l'apparition plongeait l'ami,
l'interlocuteur, la compagnie, dans un état de stupeur charmée qui était l'effet d'une
magie. Toujours en mouvement, à la fois agité et flâneur, fouineur et distrait, et
s'exaltant, et nant d'un chuintement qui inquiétait plus qu'il n'égayait. Surgissement
étrange, en vérité, que celuI de ce personnage déjà très ridé et enfantin. Habits
sales, barbe mal rasée, lunettes douteuses, doigts poisseux, il se dégageait cependant
de l'ensemble un charme extrême, dû à l'intelligence du propos, à la passion de
prendre parti, à la drôlerie de l'humour, à l'érudition, à l'ampleur de
l'information, à la lecture, à ce déchiffre ment, à cette traduction des poètes du
monde entier. [ ] Robin était imprévisible et obscur. Une naïveté couvait sous la cendre des ratages, des fureurs consumées, plusieurs blessures se laissaient voir dans l'excès des scènes. La Bretagne et ses Christ pesait, fraîche et douloureuse, au fond des rêves. Lenfance. Le difficile apprentissage. La guerre et ses suites, L'affection blessée Les amours jamais mortes. Les voyages, et les leurres, et les tristesses, et les illuminations solitaires des voyages. Pour porter tout cela à l'incandescence malheureuse, une folie gagnait, rongeait, dispersait cet homme frêle. J'avais quelquefois l'impression que Robin sortait avec son propre fantôme. Une dérive l'entraînait Dieu sait où, dans des gesticulations, des obscurités, des déchirements. La lumière de l'été cachait mal ces errances. On le sentait, on le savait habité et déserté: Ma Vie sans moi... Et dans les jardins de Lausanne et du lac, sur les bancs verts, sous les beaux arbres, la crispation de son visage blessait. Armand Robin nous faisait comprendre qu'il allait mourir. |
Ce témoignage de Jacques Chessex est paru dans les Cahiers Bleus de printemps hiver 1980