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Armand Robin : témoignages

- Georges Brassens -

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Vint le moment où François Mauriac, président de la secte occulte des masturbateurs frénétiques, trouva qu'Armand Robin dépassait les limites.
Il rendit visite au poète et lui déclara en substance :
« Mon cher Robin, en un mot comme en cent, votre propagande infernale porte préjudice à ma secte.
« Les démissions pleuvent averse. (sic)
« Après M. Paul Eluard, c'est au tour de M. Paulhan de clamer par monts et par vaux que vous avez parfaitement raison, qu'il ne faut plus se masturber.
« Mon cher Robin, vous devenez indésirable.
« Les masturbateurs frénétiques au détriment desquels agissent vos discours ne sont pas du tout disposés à se laisser anéantir par vous.
« En conseil extraordinaire ils ont décidé cette nuit de mettre fin à votre activité.
« Ne souriez donc pas, ils en ont les moyens !
« Sans doute ne s’aviseront-ils pas de vous proposer des espèces; ils vous savent indifférent à la romance des écus.
« Ils ne s'amuseront pas non plus à vous menacer de leurs foudres, à vous sacrer leur ennemi n° 1 ; ils connaissent trop votre esprit de contradiction, votre penchant morbide pour les dangers de toute sorte, votre mépris des épouvantails.
« Rien de tout cela, mon cher Robin.
« Les masturbateurs frénétiques, instruits des efforts titanesques auxquels vous vous livrâtes pour parvenir « à figurer deux mois après tous les autres sur la liste noire des écrivains français » se borneront tout simplement à réduire à néant le fruit de votre zèle, à manœuvrer en vue de votre éviction radicale de la dite liste noire, en vue de vous interdire à jamais l'accès de toutes les listes noires présentes et à venir (1).  
« Que dites-vous de cela, mon cher poète ? »
Armand Robin ne disait rien.
Mais son état parlait pour lui.
Lamentable ; lunettes hagardes, cheveux dressés sur la tête, bave aux lèvres, jambes vacillantes : une loque !
Impitoyablement, Mauriac répétait en scandant les mots :
« E - vic - tion - de - la - lis - te - noi - re, in - ter - dic - tion -de - l'ac - cès - de - tou - tes - les - lis - tes - noi - res - pré - sen - tes - et - à - ve - nir. »
Cependant le poète anarchiste revenait à lui peu à peu.
Et brusquement, dans un sursaut :
—    Je vous défie de parvenir à vos fins. Mes amis du C.N.E., MM. Paulhan et Quenau (sic) entre autres, m'ont fermement promis de m'appuyer fortement dans toutes les circonstances où mon titre d'écrivain proscrit serait menacé. Jamais au grand jamais MM. Paulhan et Quenau ne consentiront à me laisser exclure de cette liste.

Mauriac sourit doucement.
—    Bien sûr, mon cher Robin, bien sûr, mais vous oubliez Aragon qui vous voue une haine mortelle depuis que vous l'accusez d'être responsable du suicide de Drieu la Rochelle, Aragon qui pour quelques francs, que dis-je, pour quelques centimes, adhérera les yeux fermés aux desseins des masturbateurs.
C'en était trop.
Devant cet argument massue le pauvre Robin chancella. (sic)
II entrevit en un éclair la perte de cet avantage péniblement acquis au prix d'humiliations, au prix de courbettes sans nombre, il se vit brusquement privé de sa seule raison de vivre : sa figuration sur le plus grand nombre possible de listes noires et tombant à genoux aux pieds de Mauriac il prit l'engagement formel de renoncer à toute activité nuisible à la masturbation.
Comme juste compensation, Mauriac promit au poète de se faire le champion de son maintien sur la fameuse liste et même d'intriguer, de manigancer pour l'instauration d'une seconde liste noire, une liste complémentaire où Armand Robin serait inscrit avant qui que ce fût.

(1) « Je me porte candidat par avance pour toutes les listes noires, Une liste noire où je ne serais pas m'offenserait. » Armand ROBIN

Georges Ch Brassens, La lune écoute aux portes, Bibliothèque du lève-nez, nrf Gallimard, Paris, [octobre] 1947.
Tous droits de traduction de reproduction ou d’adaptation réservés pour tous les pays y compris la Russie. Copyright by Librairie Gallimard.

***
Note : Georges Brassens a travaillé à « son roman » au moins depuis 1942. Longtemps appelé Lalie Kakamou, puis Si les lièvres avaient des fusils on n’en tuerait pas tant, est devenu La lune écoute aux portes en 1946-47, après avoir subi une sévère cure d’amaigrissement pour des raisons financières évidentes, peu avant sa publication. Celle-ci s’est faite  à compte d’auteur en un fascicule agrafé de 46 pages, à 50 exemplaires non destinés à la vente et distribués seulement à des journaux et critiques susceptibles d’en parler, sans indication d’achevé d’imprimer ni d’imprimeur. Il s’agit bien sûr d’une contrefaçon, parodiant les livres de la NRF. François Mauriac était à l’époque éditorialiste au Figaro Littéraire (dit aussi Le Littéraire) où il attaquait violemment et régulièrement les intellectuels communistes dont l’organe était Les Lettres Françaises, hebdomadaire dirigé par Aragon. Les éditions Gallimard, régulièrement prises à partie dans le fascicule, ont reçu une lettre ironique de Georges Brassens pour s’excuser en quelque sorte du piratage.
La dédicace à Lise Deharme vaut aussi le détour : A Lise Deharme, En souvenir du temps où, partant du principe que l’habit fait honneur à la compagne de celui qui le porte, elle découpait des morceaux d’étoffe dans des vêtements neufs de M. Parsons [ son mari] pour les remplacer par des chiffons glanés dans les poubelles du potron-minet.
J’ignore les sentiments de Lise Deharme à l’égard de Brassens, mais il est notoire qu’elle n’aimait pas l’auteur du Temps qu’il Fait, et dans ses mémoires, Les Années perdues, journal 1939-1949, Plon, 1961, elle le traitera de « hideux petit Armand Robin, jeune vieillard têtu et prétentieux, paysan cultivé, pire qu’un primaire ; et quelle poésie de chambre noire ! De l’air ! de l’air ! de l’azur ! de la vie !»