1944 ! Depuis la mort d'Ady un quart de
siècle s'est écoulé. Paris a cessé de tintinnabuler, mais n'a pas dénoué ses liens
de solide et durable amitié avec la Hongrie émigrée. Celle-ci a décidé de célébrer,
en cette année 1944, avec un lustre particulier le 25e anniversaire de la mort de son
poète et d'en illuminer Paris. Mais Paris, triste « maquis », est en train de traverser les années sombres de l'Occupation, Paris suit les sinuosités d'un long tunnel dont on n'aperçoit pas l'extrémité. Pour répondre aux invitations que le Centre hongrois a lancées et rejoindre l'adresse où l'on est convié, il faut gravir les pentes de la Montagne Ste-Geneviève, passer par des couloirs cisaillés par une bise glacée, longer de petites rues, plongées dans l'épaisse obscurité, sur quoi veille l'exaspérante autorité des agents de la « Défense passive » (!) La cérémonie se déroule dans un immeuble tranquille de la rue Pierre Curie. Dans quelques pièces exiguës ont pris place, se sont rassemblés en nombre, à l'étroit, des Français, des Hongrois qu'unit entre eux un commun fervent respect de 1'« Immense Mort » et que parfois relient à la Résistance semblables accointances. Le récital est commencé: une excellente pianiste, un diseur admirable - dont les noms ne sont pas mentionnés - attaquent, font résonner en alternance les accords émouvants d'André Ady, de Bela Bartok. Mieux protégé qu'en les salons des ambassades, chacun se sent arrivé sur un territoire d'exterritorialité, d'immunité, d'inviolabilité, sur un haut lieu d'« étrangeté », sur une « cime des miracles ». L'assistance est composée de gens de grande notoriété. Au premier rang on reconnaît la veuve de Paul Hazard, l'auteur de « La Crise de la Conscience européenne », disparu récemment. Des noms viennent à l'esprit, qu'on met sur des visages. Mais on pense encore bien davantage à certains grands personnages dont il semble qu'on perçoit partout ici la présence: Chopin, Attila jozsef, Mickiewicz... Dans la salle remue à peine un petit homme chétif, ramassé sur lui-même et qui passerait inaperçu sans son aspect saugrenu. Il est là, vêtu d'un smoking, sagement assis, anonyme; mais des manches de sa veste dépassent deux grosses mains rustiques que de temps en temps il agite sur ses genoux: c'est Armand Robin, le traducteur d'Ady, son frère spirituel: c'est d'André Ady, c'est de lui qu'on vient d'entendre de bouleversants poèmes, Et contre eux, près d'eux, ce soir, c'est Paris qui s'est " blotti, tapi, abasourdi et libre ! si libre !" Mais quand tout fut terminé, sans autrement se manifester, sans bruit, sans parler, Armand Robin est reparti, frileusement est rentré chez lui, vaillamment est retourné à son métier: Maintenant c'est l'hiver, et le grain-moi,
gringalet |
Ce témoignage d'Alain Bourdon
est paru dans la revue Plein Chant, automne 1979