C'est
sur le trottoir de la « soupe populaire » du VIe arrondissement, que j'ai rencontré
pour la dernière fois le poète Armand Robin. Ce personnage légèrement voûté,
méfiant, hostile, mal habillé, était-ce vraiment lui ? (...) Armand Robin? Oui! C'était lui! Il sortait de la soupe populaire. Né à Plouguernével en 1912, Armand Robin était devenu, très vite un poète d'avenir, du genre, incertain et troublant, de "maudits"-. Pourtant, il était entré en Poésie par la grande porte, celle de la jolie collection de chez Gallimard, Métamorphoses, le 18 avril 1940, juste avant la déroute des armées alliées du Nord; une plaquette de 112 pages mais qui ne comprenait que 16 poèmes à lui sur 30; les 14 autres, il les avait traduits de plusieurs langues, qu'il connaissait déjà très bien par son extrême faculté d'assimiler les langues étrangères. Il prétendait qu'il en connaissait déjà une vingtaine! si bien qu'il devait entrer plus tard dans les services d'écoute des langues orientales au service de la Radiodiffusion française! (...) Armand Robin, anarchiste à l'état pur, ne pouvait supporter d'avoir été considéré comme un écrivain indigne par le Comité d'épuration où siégeaient Aragon, Eluard, Paulhan, Queneau, Mauriac, Duhamel, Valéry, Camus, Guehenno, Morgan, Seghers, etc, etc. Plus de 60, dont Sartre qui, contrairement à l'esprit d'épuration, avait fait jouer, pour la première fois, Les Mouches, devant un parterre de théâtre peuplé d'officiers allemands, durant l'occupation de Paris. La plupart de ces maquisards de la plume ne pouvaient en rien justifier l'implacable définition de Guehenno : « Seul le silence, à défaut d'action, était possible ». Robin pensait qu'il devait à Aragon le fait d'être placé sur le « banc d'infamie », si bien qu'il le haïssait, et qu'il criait un peu partout, dans les bistros de la Maube où je l'accompagnais: « Je vais épurer les purs! » (...) Ne s'aimant pas, Robin détestait tout le monde. Il refusait d'être aimé. Il se détestait jusqu'à lutter contre lui-même. Il buvait peu mais de façon désordonnée. Il devenait ivre avec une déconcertante aisance. Brusquement, il m'abandonnait et, lorsque nos parcours restaient les mêmes, il s'efforçait de me perdre dès qu'il avait l'impression que je voulais le suivre. Lors de nos longues promenades de la Maubert à la Maube, il s'arrêtait soudain de marcher. Il m'interpellait comme s'il me prenait à partie, alors que je n'étais qu'un confident paisible. Les passants activaient le pas. Il les rendait inquiets. Malgré notre cordialité tapageuse, nos enthousiasmes constants, nos mépris parallèles, il resta toujours pour moi un inadapté, insaisissable et souvent détestable. Il se voulait un être à part, mystérieux au maximum, ennemi de tout ce qui n'était pas l'anarchie, telle qu'il se la représentait. Il haïssait les sous-hommes que sont les littérateurs « autorisés ». Il vivait en état de rupture d'une société bourgeoise qu'il méprisait. Je fus un des rares à être admis par lui. Il est vrai que je me gardais bien de le contrarier. Dans les années cinquante, je disposais chaque semaine d'un quart d'heure d'antenne pour ne présenter (comme je l'avais exigé de mon ami Paul Gilson alors directeur des programmes) que des poètes vivants, les faire connaître, les faire parler : des inconnus dont beaucoup devinrent célèbres comme Cadou ou Robert Sabatier. Pourquoi pas Robin? Nous eûmes notre unique dispute le jour où je lui en fis la proposition. (...) |
Ce témoignage de
Pierre Béarn est paru dans la revue L'Ingénu, janvier-mars 1989: chronique
: le ramasse-miettes