L'activité de Robin traducteur, c'était le
phénomène en soi. J'ai été, un moment donné, secrétaire de la société française
des traducteurs et comme telle, je faisais du recrutement des traducteurs qui voulussent
bien faire partie de la société, qui s'inscrivaient et qui, bien sûr, versaient une
cotisation: c'était un point très important car nous étions très pauvres. Et
j'ai accroché Armand en lui disant: "Vous ne pouvez pas ne pas être de la société
des traducteurs; ce sera utile pour les autres. Les autres ne vous serviront à rien, mais
vous, votre présence, votre nom, leur serviront". Alors ça, c'était un argument
auquel il était sensible: faire quelque chose pour les autres. Il voulait avoir une
solidarité dans son travail.
Je lui ai donc apporté une feuille pour s'inscrire. Là les difficultés ont
commencé parce que la feuille était trop petite: c'était un format normal sur lequel on
devait inscrire les langues dont on était traducteur; et lui traduisait en français du
russe, de l'anglais, de l'italien, de l'arabe... Et ça a commencé à se gâter: il y
avait des langues absolument incroyables, aussi insolites que le kirvise ou le turc. Il y
en avait tellement que la feuille a été trop petite. Alors j'ai sorti une deuxième
feuille que j'ai épinglée à la première, et quand ça a été rempli, je lui ai dit:
"Bon, maintenant vous me devez 1000 francs.
- Bon, dit-il, mais à une condition, c'est que vous vous engagiez formellement à
me faire attaquer en tant que traducteur dans Le Figaro Littéraire, qu'on fasse sur moi
un grand papier comme traducteur et comme mauvais traducteur. "
Je luis dis: "Armand, c'est une mauvaise plaisanterie! Je ne ferai jamais
ça!"
Il a pris la feuille et il l'a déchirée. Il n'a jamais fait partie de la société
des traducteurs.
(...) Ses traductions de poèmes étaient quelque chose de fabuleux. Je ne peux en
juger que par les traductions de l'anglais qu'il avait faites, par exemple, la traduction
d'un poème célèbre d'Edgar Poz, pas très bon, qui s'appelle "le corbeau", le
corbeau, qui est debout sur le buste de l'allée au-dessus de la porte et qui dit
"never more". Il était arrivé à traduire "le corbeau". Ce poème
est fait d'un assemblage de rimes et de rythmes, et de rimes internes, qui est une espèce
de pièce d'horlogerie au point de vue prosodie tout à fait extravagante! Il est arrivé
à la traduire en fabriquant également une pièce d'horlogerie également extravagante.
Il est arrivé à ce chef-d'uvre, de calquer presque même les sons du poème
anglais en français. C'est absolument de la magie, d'ailleurs dépensée sur une
substance qui n'en valait pas la peine, à mon avis. |