Lope de Vega manqua-t-il d'égards pour
les chats?
Grave accusation!
Depuis Baudelaire les chats mis en
poèmes ne se promènent que dignement; ils ne
ronronnent que de majesté; leur faire des
chatteries les offense. En cette année 1959
Marcel Arland est leur paladin, vite sur le
qui-vive; Jean Paulhan doute peut-être de
l'éminent sérieux des chats mais ne le montre
pas, les sachant devenus tellement
susceptibles.
Les chats et chattes de Lope de Vega,
dans la Gatomaquia, sont de grands
seigneurs et de grandes dames, mais le poète a
beau leur chatouiller la moustache, la queue
et les griffes, ils n'ont jamais l'air
offusqué; ces nobles chats trouvent que tout
divertissement sied à leur condition; et même
ils se font des pattes très amusées pour
attraper au vol ces jeux de mots qui
plaisaient tant à leur chantre Vega : par
exemple:
Le principal héros chattesque, Marramaquiz,
dit:
« A
Burgos j'ai tué le chat Tragapanza
Qui
clamait: c'est moi le pacha des chats!
Toute
chatte aime en moi le pacha des chats!»
La principale héroïne chattesque, Zapaquilda,
répond à des menaces miaulées par un chat
jaloux:
« Si tu
me tues mon doux mari
Tigresquement
.
Je saurai
quitter ma vie
Griffesquement
».
Et tous, chats et chattes, répètent à
l'envie:
« Quel
est l'amour qui ne va pas à quatre pattes?
Quel est
l'amour qui ne va pas aux chattes?»
Lope de Vega m'a convaincu: tout chat
bien né aime les chatteries. En outre, grâce à
Vega, je suis passé des chats aux entrechats.
Mais ceci est une autre histoire,
qu'il me faut maintenant conter.
*
En décembre 1958, chez Léonor Fini,
j'ai retrouvé Bergamin.
Il s'apprêtait à rentrer en Espagne,
me remit un inédit de lui, achevé en janvier
1954. Il s'agissait d'un hommage à Lope de
Vega conçu sous forme de variations autour de
divers extraits de la Gatomaquia
; ce « scherzo » portait en sous-titre:
«Mascarade chattesque, lopedevedesque et
miaullante ».
L'oeuvre comportait un prologue, trois
actes, un très court finale où il était
notamment dit:
« ... Car
nous sommes, chats et chattes,
Des
vérités à quatre pattes ».
Le tout très ténu, tout en subtilités
de langage: du marivaudage en castillan, si on
peut ainsi parler. L'intrigue? Deux chats se
disputent pour l'amour de la chatte
Zapaquilda, l'assemblée des chats se réunit,
etc., bref, pas d'intrigue! seulement un
prétexte à des débats courtois, poétiques, sur
l'amour et la jalousie; entre ces joutes, des
chacones, des séguédilles, des danses de
cordonniers, etc.
Bergamin me demanda si adapter ce
texte, si fin, si dénué de pesanteur, pour le
théâtre français, m'intéresserait. Il
m'apparut, au bout de quelques jours de
travail, que l'oeuvre n'appelait pas la
représentation théâtrale à proprement parler,
mais le ballet.
Le divertissement de Bergamin avait
inspiré à Léonor Fini des dessins de
personnages chattesques, dont quelques-uns
sont reproduits ci-contre.
Nous adoptâmes d'un commun accord le
titre: Vérités à quatre pattes.
J'avais reçu liberté de faire du texte
Vega-Bergamin ce que je voulais. Pour la
première fois dans ma vie j'étais, en
principe, mis très à l'aise; il n'était pas du
tout question de fidélité au texte original.
Très à l'aise? Oui ! Mais je me
trouvais soudain devant le problème du ballet,
dont j'ignorais tout.
Il est généralement convenu que, dans
le cas du ballet, le texte est plutôt
secondaire, que le musicien et le chorégraphe
ont presque tout à faire. Je perçus qu'il
fallait renverser la situation: c'est au poète
à susciter la mélodie et les évolutions: je me
rappelai les paroles de Paul Valéry et même je
les vécus :
Les
mains des danseuses parlent et leurs pieds
semblent écrire.
( L'âme et la danse ).
Je me mis à composer pour des talons
harmonieux passant d’un mot à l’autre
aériennement.
Fragments du ballet des cordonniers (ACTE
2)
Aï !
Aï ! cordonnier,
Qu'as-tu
fait de mes souliers ?
Aï! Aï!
cordonnier,
Mes
souliers ne sont pas prêts ?
Aï ! Aï !
cordonnier,
Il me
faut mes souliers !
Il me
faut mes souliers,
Mes
souliers pour me marier!
Et la
chatte a mal aux pieds,
Aï ! Aï !
sans souliers!
Aï ! Aï !
cordonnier,
Chats et
chattes ont mal aux pieds!
Aï ! Aï !
cordonnier,
Il nous
faut nos souliers!
Il nous
faut nos souliers
Nos
souliers pour nous marier!
Aï ! Aï !
cordonnier,
Qu'as-tu
fait de nos souliers?
Pendant que s'achève ce ballet, le
décor a changé; le cordonnier chattesque «
Mistitappe » est entré, a posé sa sellette
s'est mis à travailler.
Entre « Mistimouche ».
MISTIMOUCHE
Comment,
l'ami Mistitappe
Mes
souliers ne sont pas prêts ?
Tape,
tape, tape, tape !
Il me
faut mes souliers,
Mes
souliers pour me marier !
Tape!
Tape! Tape! Tape!
MISTITAPPE
Tu me les
portas troués
Et déjà
tu les voudrais ?
Je ne
peux te le cacher:
Ces
souliers que tu réclames
Sont un
peu comme les femmes:
On ne
peut les réparer !...
MISTIMOUCHE
Il n'y a
rien de tel qu'un chat
Lorsqu'il
a l'âme du chat!
MISTITAPPE
Ame qui
l'amour attrape?
MISTIMOUCHE
Tape! Tape! Tape!
Tape!
(il
sort)
MISTITAPPE,
resté seul
Je
retourne à mes souliers,
Je
reprends mes souliers,
Sur les
tuiles pour marcher
Vaudrait
mieux pas de souliers!...
SEGUEDILLES
CHATTESQUES DE ZAPAQUILDA
Sur des
toits de neige
On me
rendit jalouse;
Vienne
seulement l'été
Je pense
me venger.
J'aime
mieux mon chat
Gris et
noir
Qu'un
chat costumé
De
velours frisé.
Dans les
nuits de lune
Sur ma
toiture,
Les chats
sont sans couleur
Plutôt
que colorés.
Là-bas ce
chat doré
Tient en
ses yeux
Une
ténèbre qui modère
Son rouge
feu.
Grandes
sont les moustaches
Des chats
blancs;
Mais
comme elles sont blanches,
On ne
voit pas qu'elles sont grandes.
Le ciel a
plus de fantaisies
Que de
nuages blancs;
Et
l'amour qu'il porte aux toits
Est un
amour pour les chats.
Tuiles et
cheminées
De mon
toit,
Avez-vous
vu, dites-le moi,
Un chat
prisonnier?
Les
moustaches du chat
Que
j'aimerai
Devront
être plus grandes
Que ses
oreilles.
Coqs des
girouettes,
Parlez
plus clairement!
Que la
nuit rapidement
Passe par
les toitures !
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